Auteur : Isaac Asimov
Commentaire : Cet article se penche sur les diverses manières de faire parler des personnages de fiction : comme dans la vie réelle, au risque d’être très souvent grossier et de ne pas, finalement, dire grand chose de bien utile, ou au contraire en utilisant toute la richesse de vocabulaire qu’un écrivain possède, au risque cette fois-ci de donner une image trop alambiquée et trop sophistiquée de ses personnages ?
Dans la plupart des nouvelles il y a des gens, et les gens parlent, ils discutent, c’est même l’une de leurs activités principales. Il s’ensuit que dans la plupart des histoires il y a des dialogues. Il arrive même que certaines nouvelles soient essentiellement composées de dialogues. C’est le cas de presque toutes les miennes. Et voilà pourquoi, quand je réfléchis à l’art d’écrire (ce qui ne m’arrive pas souvent, je dois l’admettre), j’ai tendance à penser aux dialogues.
A l’époque romantique, dans la première moitié du XIX ème siècle, le style du dialogue était souvent fleuri, voire ampoulé. Les auteurs étalaient tout leur vocabulaire et faisaient dire des choses compliquées à leurs personnages.
Je me souviens, quand j’ai lu Nicolas Nickleby, de Dickens, pour la première fois, d’avoir été enthousiasmé par les dialogues. Les passages amusants me plaisaient beaucoup, même si j’avais des problèmes avec l’accent du Yorkshire de John Browdie (accent que sa bien-aimé Matilda, qui avait été élevée comme lui, n’avait pas, je me demande encore pourquoi.) Ce que j’aimais surtout, c’étaient les circonvolutions, le fait que tout le monde « parlait comme dans les livres ».
Je pense en particulier à la scène où Nicolas Nickleby se rebiffe contre son méchant oncle Ralph. La belle et vertueuse sœur de Nicolas, Kate, écoute Ralph lui présenter une version erronée des événements qui donne le mauvais rôle à Nicolas et crie sauvagement à son frère : « Réfute ces calomnies. »
D’abord, j’ai dû chercher « réfute » et « calomnies » dans le dictionnaire, et comme ça j’ai appris deux mots utiles. Ensuite, aucune gamine de dix-sept ans de ma connaissance ne les utilisait, mais ça prouvait bien que les personnages du livre étaient supérieurs et ça me ravissait.
C’est facile de se moquer des livres de cette époque, de dire que personne ne parle plus comme ça dans la réalité. Bon, et vous croyez que, du temps de Shakespeare, les gens se baladaient bras dessus, bras dessous, en échangeant des banalités en pentamètres ïambiques ?
Est-ce à dire que vous déniez à la littérature le droit de faire mieux que la nature ? Allons ! Quand on va au cinéma, le héros et l’héroïne ne ressemblent pas aux gens qu’on voit dans la rue, n’est-ce pas ? Non, bien sûr. Ils ressemblent à des vedettes de cinéma. Les personnages de fictions sont plus beaux, plus forts, plus courageux, plus ingénieux et plus futés que tous ceux qu’on a une chance de rencontrer, alors pourquoi ne parleraient-il pas mieux aussi ?
Pourtant il y a parfois du bon dans le réalisme - dans le fait de montrer des gens qui ont l’air vrai, qui parlent et agissent comme dans la réalité. Je vais vous en donner un exemple.
En 1919, certains joueurs des Chicago White Sox, l’équipe de base ball victorieuse, furent accusés d’avoir accepté de l’argent des parieurs pour truquer le championnat des world series (c’est ce qu’on appela le scandale des black sox). Ça leur coûta très cher, puisqu’ils furent radiés du base ball à vie. Au moment du procès, un jeune gars s’approcha de son idole, le principal accusé, « shoeless » Joe Jackson, et cria avec angoisse « say it ain’t so, Joe ! » (« Dis qu’c’est d’la blague, Joe »)
Comme crie d’agonie, on ne fait pas mieux. Jamais le gamin n’aurait pu s’écrier : « Réfute ces calomnie, Jospeh », qui veut pourtant dire exactement la même chose. L’auteur qui tenterait de réécrire ainsi la phrase de ce garçon mériterait d’être lynché sur place. Je vais jusqu'à prétendre personnellement qu’il ne faut même pas essayer de revoir la syntaxe et d’écrire : « Say it isn’t so, Joe », qui serait pourtant plus correct.
Pour la même raison, on ne voit pas Kate Nickleby en train de crier à son frère : « Dis qu’c’est d’la blague, Nick ! »
Evidemment, jusqu'à une époque relativement récente, la plupart des gens étaient illettrés et la lecture était plus ou moins réservée à une élite cultivée. Les livres de fiction étaient censés « ouvrir l’esprit », faute de quoi ils risquaient d’être considérés comme des oeuvres du diable.
Ce n’est que graduellement, alors que l’éducation de masse se généralisa, que les livres commencèrent à parler de gens ordinaires. D’accord, il y avait des bouffons chez Shakespeare et des Sam Weller chez Dickens, d’accord le dialogue qu’on leur mettait en bouche écorchait quelque peu la langue, mais c’était fait dans un but humoristique. Le public était censé rire aux éclats de ces représentants des couches inférieures de la société.
Le premier grand livre qui fut écrit entièrement et sérieusement en anglais parlé, et qui n’en était pas moins une grande œuvre d’art, est, à ma connaissance, Huckleberry Finn, de Mark Twain, qui parut en 1884. Huck Finn, le narrateur, parle comme un garçon de la campagne - ou plutôt comme il parlerait si c’était un génie de la littérature. C’est à dire qu’il utilisait le dialecte d’un garçon sans éducation, mais il tournait ses phrases et ses paragraphes comme un maître.
Le livre eut énormément de succès à sa sortie parce que son réalisme le rendait incroyablement efficace, mais il fut aussi extrêmement controversé car toutes sortes d’abrutis s’élevèrent contre l’usage peu académique qu’il faisait de l’anglais.
Et pourtant, sur ce chapitre, Mark Twain avait du se fixer une limite, comme tous les écrivains jusqu'à la génération actuelle.
Les gens, toutes sortes de gens, utilisent la vulgarité comme si de rien était. Lorsque j’étais sous les drapeaux, je me rappelle qu’on ne pouvait pas entendre une seule phrase où le vulgairement employé pour désigner le rapport sexuel ne revenait pas au moins une demi-douzaine de fois, sous forme de participe passé adjectivé, si vous voyez ce que je veux dire. Plus tard, quand j’ai quitté l’armée, j’ai habité tout près d’un collège, si bien que des jeunes garçons et des jeunes filles passaient sous mes fenêtres matin et soir. Ils ne pouvaient parler sans hurler, et leurs conversations ma rappelaient l’armée avec une crudité nauséeuse.
Un auteur devrait-il reproduire cet aspect du langage courant ? Evidemment pas. Par exemple, Twain fait toujours dire à Huck Finn c’est « sacrément » ennuyeux, « sacrément » ceci, « sacrément » cela. Vous pouvez imaginer que le mot le plus anodin qu’on utilise en pareil cas, dans la réalité, est « foutrement » !
C’est ainsi qu’un éventail d’euphémismes a été mis au point et placé dans la bouche de personnages qui auraient préféré, dans la vie réelle, mourir plutôt que d’être surpris en train de les prononcer. Pensez à tous les « fichtre », « sapristi » et autre « mince » que nous avons lus ou entendus au cinéma. Admettons que les jeunes les prononcent par prudence, car il est probable qu’ils se feraient sévèrement tancer par leurs parents s’ils les pinçaient à employer les termes qu’ils utilisent eux-mêmes (à condition qu’ils soient d’une « bonne famille ». Et ne plaignez pas ces pauvres bambins ; quand ils seront grands, ils puniront leurs gamins pour le même crime).
Cela dit, depuis quelques décennies, on admet un peu toutes les formes de vulgarité, et beaucoup d’auteurs ont profité de cette liberté pour ajouter un réalisme accru à leur dialogues. Il est même probable que si on leur suggérait de revoir un peu leurs habitudes et de formuler leurs propos d’une façon plus châtiées, ils le prendraient très mal.
En fait, on assiste à un curieux renversement de tendance. Un écrivain qui évite la vulgarité peut s’attendre à être critiqué.
Un jour que je lisais une série de lettres d’auteurs de science-fiction qui faisaient un usage abondant de termes triviaux, je pris la plume pour concocter une réponse qui soulevait un point essentiel à mes yeux. Ça donnait à peu près ça :
« Les gens ordinaires, qui ne sont pas cultivés et disposent d’un vocabulaire restreint, sont limités dans leur capacité d’expression et éprouvent parfois des difficultés à donner de la force à leurs propos. Dans cette intention, Ils se rabattent souvent sur des expressions vulgaires qui remplissent une partie de cette fonction par le choc initial qu’elles procurent, mais à qui un usage excessif fait rapidement perdre le peu d’énergie qu’elles pouvaient avoir, de sorte qu’elle rate son but.
« Les auteurs, au contraire, disposent (on peut l’espérer, du moins) de la magnifique étendue du vocabulaire. Ils peuvent dire tout ce qu’ils veulent en dosant l’invective d’un millier de façon différentes sans jamais s’écarter de l’expression la plus conforme à la respectabilité. Ils n’ont donc pas besoin de marcher sur les plates-bandes des ignares et des paumés et de leur chaparder leurs expressions bigarrées pour les substituer à la langue de Shakespeare et de Milton. »
Tout ce que j’obtins pour ma peine, ce fut quelques commentaires d’où il ressortait que je devais être sérieusement dérangé.
Et pourtant, je persiste et je signe : la condition nécessaire et suffisante pour qu’un dialogue soit réaliste est qu’il reflète la situation qu’il décrit, et qu’il produise l’effet qu’on veut qu’il produise.
Il m’arrive de temps à autre de faire parler un personnage comme s’il était né à Brooklyn (c’est à dire comme il m’arrive de la faire quand je suis particulièrement détendu) ou d’insérer ça et là quelques yiddishismes - si ça va dans la sens de ce que je veux faire. Je peux même être amené à inventer un dialecte, comme dans fondation foudroyée, si ça joue un rôle dans le développement de l’histoire.
Mais la plupart du temps, je m’en passe.
Les personnages de mes histoires sont presque tous des êtres bien élevés, cultivés, et d’une grande intelligence. Il est donc naturel qu’ils utilisent un vocabulaire riche et qu’ils parlent avec précision, en respectant la syntaxe, même si je me garde bien de tomber dans les sophistications de l’époque romantique.
Et, c’est une question de principe - disons que c’est mon côté Don Quichotte - j’essaie dans toute la mesure du possible d’éviter les épithètes, même anodines. Maintenant, que les autres fassent comme bon leur semble !
Isaac Asimov
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