Auteur : Isaac Asimov
Commentaire : Isaac Asimov parle cette fois d’un épineux problème : comment l’auteur trouve-t-il le nom de ses personnages ? Alors qu’il peut à priori apparaître que ce n’est pas là quelque chose de particulièrement complexe, Asimov nous montre que dans le domaine de la SF en particulier, trouver un nom n’est pas chose si facile. Là encore, Asimov nous livre au final sa méthode pour concevoir les noms de ses personnages.
Nous avons reçu, il y a quelques temps, une lettre intéressante de Greg Cox, un lecteur de l'état de Washington. C'est une lettre très brève (elle ne fait qu'une phrase), et je me permets de la citer en entier :
" J'ai beaucoup aimé l'histoire du bon docteur Asimov dans le numéro de mai (" les méfaits de la boisson " mais je ne puis m'empêcher de vous poser une question : comment une jeune femme issue d'un milieu puritain peut-elle se retrouver affublée du nom invraisemblable (quoique séduisant) d'Ishtar Mistik ? "
C'est une bonne question (et vous remercie de me l'avoir posée), mais notre lecteur saute un peu vite aux conclusions. Dans l'histoire, Ishtar remarque : " j'ai reçu une éducation des plus strictes, et je ne puis me comporter qu'avec la plus grande correction. "
On pourrait déduire que les parents d'Ishtar sont d'austères presbytériens, des catholiques intégristes ou des juifs orthodoxes, mais ce ne serait que pure conjecture. Je ne dis rien du contexte religieux dans lequel Ishtar a été élevée.
Ce qui est sûr, c'est qu'Ishtar est la déesse babylonienne de l'amour, l'analogue de la déesse grecque Aphrodite. On pourrait donc s'étonner qu'une enfant ait été ainsi baptisée par des parents rigoristes d'origine chrétienne ou juive. Mais qui a dit qu'ils l'étaient ? Elle est peut-être issue d'une famille de druides puritains (je ne vois pas pourquoi il n'y aurait pas de druides puritains) qui auraient choisi " Ishtar " pour sa sonorité.
Mais approfondissons plutôt ce problème de noms. Tout auteur doit baptiser ses personnages. Il y a parfois des exceptions, quand ils sont peu nombreux et que l'auteur peut leur donner une appellation malicieuse comme " le jeune homme ", " le Docteur ", " le sceptique " etc. P.G. Wodehouse, par exemple, appelle son narrateur " le Plus Ancien Membre ", et ne le nomme jamais. Il fait allusion à lui en quelques paragraphes au début, après quoi il le laisse dans l'ombre, telle une voix désincarnée. Dans mes propres histoires de Georges et d'Azazel, le personnage à la première personne à laquelle Georges parle dans l'introduction et qu'il rudoie en permanence, n'a pas de nom. Ce n'est que " je ". Evidemment, le lecteur peu imaginatif peut supposer (la nature des insultes de Georges l'y incite certainement) que ce " je " est Isaac Asimov, mais là encore, ce n'est que supposition.
En dehors de ces rares exceptions, les écrivains sont bien obligés de donner des noms à leurs personnages.
On pourrait penser qu'il n'y a pas de quoi fouetter un chat, mais il faut croire que si. J'ai reçu des tas de lettres (généralement de jeunes adolescents) qui n'ont pas l'air impressionnés du tout par la virtuosité avec laquelle je trame des intrigues complexes, des subterfuges ingénieux et des chutes fulgurantes, mais qui se demandent : " comment trouvez-vous les noms de vos personnages ? " Voilà ce qui les intrigue.
Et pour leur répondre, il a bien fallu que je réfléchisse à la question.
Dans les romans destinés au grand public, et surtout aux jeunes, les noms sont souvent choisis pour leur banalité, afin d'éviter que les enfants ne s'interrogent sur des noms bizarres ou butent su leur prononciation. Les personnages s'apelle donc Jack Armstrong, Pat Reilly ou Sam Jones. Les histoires de ce genre grouillent de Bill, de Franck et de Joe, associés à des Harper, des Anderson et des Jackson. Ça participe aussi de la supposition rassurante selon laquelle tous les personnages fréquentables, et à pus forte raison les héros, sont originaires du nord-ouest de l'Europe.
Evidemment, il peut y avoir des personnages comiques, ou méchants. Ceux-là peuvent être issus des " races inférieures ", et avoir des noms en conséquence. Le vilain mexicain peut s'appeler Pablo, le noir comique Rastus, le juif radin Abie, et ainsi de suite.
En dehors de la triste banalité du procédé, le monde a bien changé depuis les années trente. Hitler a donné au racisme une connotation pour le moins négative, et dans le monde entier, des gens qu'un paternalisme mal placés nous faisait traiter d'indigènes commencèrent à s'émanciper. Il devint nécessaire de faire preuve d'un peu plus de discernement et d'imagination au moment de baptiser nos personnages. Pas question d'avoir l'air de réserver l'héroïsme à ses pareils et la perversité aux autres.
Par-dessus le marché, les auteurs de science-fiction ont un problème spécifique. Comment voulez-vous appeler des personnages non humains - robots, extraterrestres et autres ?
Ce problème a reçu une grande variété de réponses : par exemple, certain auteurs s "ingénient à leur donner des noms extraterrestres imprononçables, indiquant ainsi qu'ils parlent un langage on ne peut plus étrange, conçu pour es organes producteurs de son autres que les cordes vocales humaines. Du genre Xlbnushk.
Mais ce n'est pas une solution tenable. Pensez au lecteur qui lit une histoire dans laquelle il tombe régulièrement sur Xlbnushk, il y a gros à parier qu'il finira par s'énerver. On ne peut faire autrement que d'essayer d'articuler une combinaison de lettres qui nous tombent sous les yeux, et quand elle est imprononçable...
D'ailleurs, dans la vie réelle, un nom compliqué est automatiquement simplifié. En géologie, il existe une chose apellée " la discontinuité Mohorovicic ", du nom de son inventeur yougoslave. Les non-yougoslaves ne l'apellene jamais autrement que " la discontinuité Moho ". De la même façon, Xlbnushk deviendrait probablement " Nush ".
Une autre façon de s'en sortir est de donner aux personnages non humains (et même aux êtres humains vivants dans un avenir lointain dans lequel noter sensiblerie écoeurante aura été éliminée) des noms de codes eu lieu de noms. Ça donne des personnages appelés " 21MM792 " par exemple. Ce genre de détail vous donne vite fait un petit air pimpant de science-fiction à la plus banale des histoires. Et ça peut marcher. Dans les aventures du professeur Jameson de Neil Jones, parues il y a un demi-siècle, les personnages étaient des corps de métal habité par des cerveaux organiques, et ils portaient des noms composés de chiffres et de lettres. On finissait par arriver à la distinguer et à ne même plus remarquer la bizarrerie des noms. Mais pour que ça marche, il ne faut pas faire ça trop systématiquement. Si tous les auteurs, ou simplement trop d'auteurs, numérotaient leurs personnages au lieu de les nommer, il y aurait de la rébellion dans les rangs.
Personnellement, quand je situe une histoire dans un avenir lointain, ou quand j'ai des extraterrestres à baptiser, je leur donne des noms, pas des numéros de codes. Des noms faciles à prononcer, mais qui ne ressemblent pas au vrais, ou qui n'évoquent aucun groupe ethnique identifiable.
D'abord, ça donne une impression d' " étrangeté " sans ennuyer le lecteur. Ensuite, on risque moins d'offenser quelqu'un en utilisant son nom.
Car c'est un réel danger. L. Sprague de Camp en fit l'amusante expérience. Le héros de " the merman ", qui parut dans le numéro de décembre 1938 d'astounding, était un certain Vernon Brock (ce qui n'est pas un nom commun) et il était ichtyologue (ce qui n'est pas un métier banal). Peu après la parution, Sprague eut l'impression de recevoir un paquebot sur la tête : il y avait un vrai Vernon Brock, qui était également ichtyologue. Par bonheur, le vrai Brock s'en amusa et n'en fit pas un drame, mais s'il avait été du genre hargneux, il aurait pu poursuivre de Camp. Celui-ci aurait certainement gagné son procès, mais ça lui aurait coûté cher en frais de justice, en temps perdu, et surtout en énergie.
Je m'en sors parfois en déformant l'orthographe de nom existants : Baley au lieu de Bailey, Hari au lieu de Hary ; Daneel au lieu de Daniel. Ou bien je procède à de changements plus importants dans le nom, et surtout dans le prénom : Salvor Hardin, Gaal Dornick, Golan Trevize, Stor Gendibal, Janov Pelorat. (pourvu que je ne les estropie pas ! Je les cite de mémoire, sans prendre la peine de vérifier.)
Mes personnages féminin reçoivent le même traitement, si ce n'est que j'ai tendance à choisir des noms plus classiques, parce que j'en aime la sonorité : Callia, Artemisia, Noÿs, Arcadia, Gladia, etc.
Au début, je m'attendais à être submergé sous les lettres de lecteurs courroucés, mais je n'en ai pas reçu une seule. J'ai systématisé ce procédé à partir de 1942, avec la première nouvelle du cycle de Fondation, et en plus de quarante ans maintenant, aucune lettre d'insulte ne m'est parvenue. Enfin, dans un article sur " la fin de l'éternité " Damon Knight qualifia Noÿs de " femme au drôle de nom ", mais c'est le seul commentaire négatif que j'ai jamais enregistré. Ce qui me ramène aux histoires de Georges et d'Azazel. Là, j'utilise un autre procédé. Ces histoires sont destinées à faire rire. En fait, ce sont des farces dépourvues de tout souci - de toute prétention de réalisme. Elles sont sciemment écrites dans un style pompeux. Mon style d'écriture habituelle est d'une platitude délibérée, et je me délecte de mon montrer, de temps en temps, que je peux donner dans le rococo, moi aussi, quand je veux.
Et dans ces histoires baroques, vous ne voudriez tout de même pas que je donne des noms normaux à mes personnages ? Je ne vais pas me priver de leur donner des noms bizarres sous prétexte que l'intrigue est située à l'époque actuelle et que les personnages sont de braves terriens (à part Azazel).
Je m'en sors en leur donnant des noms existants, mais en choisissant des prénoms très inhabituels et prétentieux. Dans mes histoires de Georges et d'Azazel, les personnages s'appellent Mordecaï Sims, Gottlieb Jones, Menander Block, Hannibal West et ainsi de suite. Et j'associe à ce prénoms invraisemblables des noms de famille plus sobres, pour souligner l'étrangeté du prénom. (Quand j'y réfléchis, en vertu de ce principe, plutôt que Mistik, Ishtar aurait du s'appeler Smith.)
Mais rien de tout cela n'est gravé dans la marbre. Ce n'est pas une règle universelle, c'est juste ce que moi je fais. Si vous voulez écrire de la science-fiction, je vous en prie, fondez voter propre système !
Isaac Asimov
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