Auteur : Isaac Asimov
Commentaire : Il s’agit peut-être d’un des articles les plus intéressants car cette fois-ci, Asimov se penche tout simplement sur... la façon d’écrire ! Et il nous explique avec de nombreux exemple comme d’habitude que finalement rien n’est définitif et qu’après avoir visité tout ce qui se faisait, il appartient finalement à chacun de trouver la méthode qui lui convient le mieux.
Sur le plan de l'écriture, je suis un " primitif ". J'étais ignare à ce sujet quand j'ai commencé à écrire, et même quand j'ai commencé à publier. Je n'avais pas suivi de cours. Je n'avais lu aucun livre sur le sujet.
Ce n'était pas par bravade, ou par arrogance. Je ne savais tout simplement pas que ça existait. Je pensais innocemment qu'on s'asseyait et qu'on écrivait, un point c'est tout. Depuis, j'ai beaucoup appris, évidemment, mais à certains égards, dans de domaines très importants, mes premières habitudes sont restées profondément gravées en moi, et je doute d'arriver à en changer maintenant.
Certaines de ces habitudes sont triviales. Par exemple, je suis incapable de laisser une marge décente. Des tas de rédacteurs en chef m'en ont supplié, d'autres me l'ont ordonné. Je leur ai toujours opposé un " Jamais ! " sans réplique.
Vous comprenez, quand j'étais enfant, trouver du papier machine était difficile, parce que ça exigeait de l'a-r-g-e-n-t, et que je n'en avais pas. Aussi, le peu de papier que j'arrivais à trouver, je l'économisais : je tapais en simple interligne, recto verso et sur toute la surface de la page, sans laisser un millimètre de marge en haut, en bas ou sur les côtés. Eh bien, j'ai appris qu'on ne pouvait soumettre à moins qu'il ne soit tapé en double interligne, et sur un seul côté de la page ; et j'ai été obligé, à mon corps défendant, d'adopter cette procédure dispendieuse. J'ai aussi appris l'existence des marges, et j'en ai fait, mais pas assez larges. Je ne peux m'y résoudre. C'est plus fort que moi. J'ai fait tous les sacrifices compatibles avec mon sens de l'économie et je n'irais pas plus loin.
Chose plus sérieuse, je n'avais jamais entendu parler de révisions. J'avais l'habitude (et je l'ai toujours) de taper un premier jet de mes histoires, le plus vite possible, et puis de le revoir. Je corrigeais les fautes d'orthographes et de grammaire, j'intervertissais quelques mots, puis je retapais le tout en procédant à des changements mineurs au passage, quand ils me paraissaient utiles.
Cette seconde version était définitive. Je n'y effectuais plus d'autres changements, à moins qu'un rédacteur en chef ne m'en donne l'ordre exprès, et encore ne m'exécutais-je que la mort dans l'âme.
Je ne savais pas que ce n'était pas bien. Je pensais que c'était comme cela qu'il fallait faire. En fait, quand nous travaillions ensemble, Bob Heinlein et moi, aux chantiers navals de Philadelphie, pendant la seconde guerre mondiale, Bob me demanda comment j'écrivais et je lui dit. Il me répondit : " Tu fais une seconde frappe ? Pourquoi n'essaies-tu pas de mettre au propre dès la première frappe ? "
Quelle humiliation ! Après cette conversation, je m'efforçais d'écrire une nouvelle du premier jet. En vain. J'avais beau m'escrimer à écrire du mieux que je pouvais, je trouvais toujours des améliorations à apporter. Je décidais que je n'étais pas aussi bon que Heinlein, et voilà tout.
Et puis, en 1950, j'assistais, sur l'invitation de Fletcher Pratt, à la conférence de la Breadloaf Writer's Association. Certaines des choses que j'entendis me firent ouvrir de grands yeux. " le secret de l'écriture, dit l'un des conférenciers, c'est la réécriture. "
Et Fletcher Pratt en personne dit : " Si vous écrivez un jour un paragraphe qui vous fait l'impression d'être parfait, s'il vous paraît être la meilleure chose que vous ayez écrite dans votre vie, si vous le trouvez merveilleux, plein de poésie, de grandeur... faites une grande croix dessus : c'est de la merde ! "
On nous rebattit les oreilles de la nécessité de revoir, réviser, de déchirer et de réécrire encore. J'eus l'impression stupéfiante que, loin d'être tenu d'écrire quelque chose de bon du premier coup, comme Heinlein m'avait fait penser qu'il fallait le faire, j'étais censé taper un premier jet qui n'avait ni queue ni tête et n'arriver à quelque chose de concret qu'à la trente deuxième révision - si j'y arrivais.
Je rentrai chez moi profondément déprimé. La première nouvelle que j'écrivis après cela, j'essayais de la mettre en pièces, mais je ne pus m'y résigner. Alors je cherchais toutes les horreurs que j'avais pu y mettre afin de les réviser. A ma grande honte, tout me sembla parfait (ce que j'écris me paraît toujours parfait). Pour finir, après avoir perdu des heures et des heures - et je ne parle pas de l'agonie spirituelle dans laquelle je m'étais plongé, - j'y renonçais. J'écrirais mes histoires comme je les avais toujours écrites - et comme je les écris encore.
Alors, que croyez-vous que j'essaie de vous dire ? Qu'il est mauvais de revoir ses textes ? Non, bien sûr que non. Mais je ne vous dirais jamais non plus qu'il est mauvais de ne pas les revoir.
On ne fait pas les choses par principes, parce que des autorités en la matière (comme moi) vous le conseillent. Chaque auteur a sa façon de penser, d'agir - et d'écrire. Il y a des auteurs qui ne sont pas content tant qu'ils n'opnt pas retourné le même paragraphe cent fois dans tous les sens.
Un jour, au déjeunre, on demanda à Oscar Wilde ce qu'il avait fait de la matinée. " J'ai travaillé comme un fou, répondit-il.
- vraiment ? lui demanda-t-on. Vous avez beaucoup écrit ?
- Oh oui, acquiesça Wilde. J'ai rajouté une virgule. "
Au dîner, on lui demanda ce qu'il avait fait de son après-midi.
" J'ai travaillé de plus belle, répliqua-t-il
- Vous avez rajouté une seconde virgule ? rétorqua l'autre, sardonique.
- Non, fit Wilde, impassible. J'ai retiré celle que j'avais remise ce matin. "
He bien si vous êtes Oscar Wilde, ou un autre grand styliste, il se peut qu'en peaufinant vos écrits vous réussissiez à leur apporter un fini supplémentaire, et dans ce cas, vous aurez raison de revoir plusieurs fois vos textes. Maintenant, si, comme moi, vous vous intéressez moins au style qu'au récit, à sa clarté, à l'avancement de l'action, il est probable que vous n'aurez pas terriblement besoin de réviser vos textes. Au delà d'un léger " lissage ", il se pourrait que vous n'arrangiez pas grand-chose et que vous fassiez même des dégâts.
On m'a raconté hier soir que Daniel Keyes (l'auteur de la célèbre nouvelle " des fleurs pour Algernon " aurait dit : " le meilleur ami d'un écrivain est celui qui le flingue juste avant qu'il ne fasse une révision de trop. "
Voyons ce qui se passe à l'opposé : d'après Ben Jonson, William Shakespeare se serait vanté de " ne jamais rature un mot. " En d'autres termes, le Barde d'Avon aurait voulu nous faire croire que, comme Heinlein, son texte était parfait du premier coup, et que ce qu'il donnait aux metteurs en scène du théâtre du Globe était son premier jet. (il déformait peut-être un peu la vérité. Les auteurs prolifiques ont toujours tendance à minimiser leur travail de réécriture.)
Eh bien, si vous êtes un nouveau Will Shakespeare, ou un autre Bob Heinlein, (Heinlein a admit sur le tard qu'il avait pu faire jusqu'à trois révisions sur ces oeuvres les plus longues, ndlr) vous pourrez peut-être vous en tirer sans revoir vos textes. Mais si vous n'êtes qu'un auteur ordinaire (comme moi), vous avez sans doute intérêt à les lisser un peu. (en fait, Ben Jonson disait regretter que Will n'ait pas " raturé un millier de mots ", et il y a assurément des endroits qu'il aurait pu améliorer un tantinet - mais chut !) Enfin, passons à un tout autre sujet.
On me demande parfois si je prépare un canevas lorsque j'entreprends un livre ou une nouvelle.
La réponse est non. Je ne travaille pas comme ça.
D'abord, c'était un autre de mes sujets d'ignorance, à mes débuts. Je ne savais même pas, quand j'ai commencé à écrire, que ça existait. Je me contentais d'écrire mon histoire et j'arrêtais quand j'avais fini. Si elle faisait une certaine longueur, c'était une nouvelle, et si elle était plus longue, c'était une novelette.
Pour mon premier roman, Doubleday m'avait dit de ne pas dépasser soixante-dix mille mots. Alors j'écrivis jusqu'à ce que ça fasse soixante-dix mille mots et je m'arrêtai. Et le hasard voulu que ce fût justement la fin du livre.
Lorsque je commençais mon second roman, je me dis qu'un tel hasard ne se reproduirait pas une seconde fois, alors je préparais un canevas. Je découvris très vite deux choses. D'abord je me sentais tellement à l'étroit dans ce carcan que j'avais l'impression d'étouffer. Ensuite, il n'y avait pas moyen, je n'arrivais pas à forcer mes personnages à adhérer à la trame que je m'était fixée. J'avais beau faire, ils ne voulaient pas m'obéir. Je n'essayais plus jamais de faire un canevas. Même pour mes romans les plus compliqués, je me contente d'arrêter une fin. Je décide du commencement, et à partir de là, je fonce vers l'épilogue, en précisant les détails au fur et à mesure que j'avance.
D'un autre côté, P.G. Wodehouse, dont je suis un admirateur idolâtre, préparait toujours des canevas. Maintenant, si vous êtes du genre indiscipliné, si vous êtes du genre à vous égarer, vous avez intérêt à établir un canevas, même si vous avez l'impression que vous vous y sentirez à l'étroit.
Troisième hypothèse : vous pensez à toute vitesse, vous êtes astucieux, vous avez d'excellentes facultés de synthèse. Dans ce cas, vous vous en tirerez mieux sans canevas.
Comment décide-t-on de ce qu'on est ? Eh bien, essayez de faire un canevas, essayez de vous en passer et vous verrez bien.
C'est tout le secret : il ne faut pas croire qu'une règle d'écriture doit être stricte, rigide, et tomber du ciel. Essayez-les toutes, de toutes les façons possibles et imaginables. Et, en dernière analyse, tenez-vous en à celle où vous vous sentez le plus à l'aise. Après tout, vous n'êtes qu'un être humain.
Isaac Asimov
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