Homo Rationalis, un idéal à atteindre ?

J'ai déjà parlé de la rationalité bayesienne et de son utilisation pour ajuster ses opinions en fonction des nouvelles preuves afin de s'approcher au plus près de la réalité. Bien que cette philosophie forme en creux l'image d'un homme idéal parfaitement rationnel, pour moi il s'agissait plutôt de trouver une philosophie qui collait à ma façon existante de voir le monde.


J'ai déjà parlé du concept de biais cognitif comme faisant partie intégrante du fonctionnement du cerveau humain. Celui-ci est le résultat d'un processus d'optimisation primitif que nous avons nommé "évolution". Mais ce processus d'optimisation n'est lui-même pas optimisé.

De la cellule au cerveau humain, 4 milliards d'années de ratages

L'évolution de la vie sur Terre telle que nous l'avons comprise est composée de deux grands principes. Tout d'abord, les mutations génétiques qui apparaissent au hasard lors de la reproduction cellulaire et qui altèrent le patrimoine génétique, et ensuite ce que nous appelons la sélection naturelle, qui représente l'élimination du patrimoine génétique des caractères ne favorisant pas la reproduction.

Le premier corollaire de ces constatations, c'est que l'évolution est aveugle. Les mutations elles-mêmes sont aléatoires, et la sélection ne se fait que parce que les organismes avec un caractère particulier vont réussir à se reproduire d'avantage que d'autres. Il n'y a pas de considérations spéciales au niveau de l'espèce, et des changements relativement rapides d'environnements peuvent mener à l'extinction d'une espèce.

Mère Nature, dans toute sa beauté sauvage, a donc un historique d'échecs plutôt conséquent. Mais dans ce tourbillon vertigineux de mutations inutiles et d'espèces disparues, elle a quand même réussi à créer un autre processus d'optimisation, le cerveau humain.

Le cerveau humain, loin d'être la perfection rationelle

Le cerveau humain a la remarquable capacité de modifier une partie de son propre processus cognitif. Au lieu de répondre chaque fois de la même façon aux même stimuli, nous sommes capable d'altérer notre réponse instinctivement, mais aussi d'analyser la nature du stimulus et de modifier notre réponse comportementale selon un simple acte de volonté. Mais nous ne sommes pas capables de tout modifier. Cette capacité n'était apparemment pas nécessaire pour que nos ancêtres commencent à se reproduire comme des lapins. C'est en effet la version du cerveau humain qui a permis une plus forte reproduction qui nous est parvenue, avant que la société humaine court-circuite l'évolution naturelle.

Ainsi, la liste des biais cognitifs qui nous éloignent de la perfection rationnelle semble sans fin, et connaître leur existence n'est pas suffisante pour s'en débarasser durablement avec certitude. Pire, dans certains cas la connaissance des biais cognitifs peut renforcer certains biais pré-existants. Encore faut-il vouloir atteindre la perfection rationelle, qui présente certains avantages certains mais aussi beaucoup de challenges à surmonter avant d'en tirer pleinement partie.

La perfection rationelle, un idéal imposssible

La perfection rationnelle chez les humains ressemble aux mentats que Frank Herbert décrit dans l'univers de Dune. Privés d'intelligence artificielle après un jihad religieux contre les "machines pensantes", les humains ont perfectionné un programme de conditionnement strict qui permet à un humain d'acquérir une puissance de calcul pure proche de celle d'un ordinateur, tout en conservant la capacité de raisonner abstraitement. Ils sont ainsi capable de former des prédictions fiables basées sur les informations dont ils disposent et de former des avis utiles aux gouvernements qu'ils conseillent.

Mais même dans l'univers de Dune, les mentats ne sont pas des devins infaillibles, et le premier tome de la trilogie rédigée par Frank Herbert dépeint le mentat de la maison Atréides mis en échec par la cruelle créativité du baron Harkonnen. Incapable d'envisager un scénario qu'il a intériorisé comme impossible, le mentat se retrouve à ne pas pouvoir fournir des conseils pertinents par rapport à la réalité et cela entraîne un sérieux revers pour la maison Atréides.

En théorie donc, la perfection rationnelle devrait permettre de toujours prendre les bonnes décisions, ce qui signifie les décisions qui provoquent ou mènent à l'accomplissement de ses objectifs personnels. Mais cela suppose beaucoup de prérequis. Tout d'abord, de disposer de larges quantités d'informations fiables, et d'autre part d'avoir un ensemble d'objectifs personnels clairs et dont le succès peut être mesuré. Ces deux prérequis sont très difficilement atteignables, surtout dans le domaine des relations humaines, principalement basées sur les non-dits et les sentiments, qui invalident directement les deux prérequis. Les non-dits empêchent l'accès à des informations fiables, et les sentiments ne fournissent pas d'objectifs clairs et quantifiables.

Mais cela est aussi vrai dans beaucoup d'autres contextes. Il suffit qu'une information soit indisponible ou dont la fiabilité soit mal jugée pour rendre une prédiction terriblement mauvaise, ce qui rend le cheminement vers la rationalité parfaite non seulement impossible, mais aussi potentiellement plus néfaste que la situation cognitive initiale. Evaluer correctement la fiabilité d'une information requiert énormément de travail de vérification personnelle, car toute confiance dans un tiers est un risque, mais le manque d'information est par contre incurable. Comment déterminer avec certitude qu'il nous manque une information capitale pour la formation d'une prédiction fiable et donc utile ?

La rationalité bayésienne comme façon d'appréhender le monde

Si la rationalité parfaite est donc un idéal inatteignable, est-ce que la rationalité bayésienne a encore un intérêt ? Pour moi, la réponse est clairement oui, pour une raison très simple : j'étais moi-même rationnel avant de découvrir la rationalité bayésienne. Et la découverte du concept n'a fait que mettre un nom sur ce que je vivais déjà depuis longtemps. En effet je n'ai jamais eu de conviction absolue que je serais prêt à défendre envers et contre tout jusqu'à l'absurde, même en présence de réfutations étayées. A chaque fois que j'ai découvert quelque chose remettant en cause l'une de mes croyances, je n'ai jamais été en colère contre la chose elle-même, juste parfois contre moi pour m'être trompé pendant tout ce temps. Je fais aussi une nette distinction entre les gens, ce qu'ils disent et ce qu'ils font, en prenant garde à ne pas laisser mon opinion sur l'une des trois partie altérer mon avis sur les deux autres. Enfin, je n'associe aucune de mes croyances à un quelconque statut social, je n'ai donc rien à perdre à changer d'avis en présence d'arguments convaincants, ce qui m'exclue définitivement du militantisme politique.

Tous ces comportements peuvent être associés à la rationalité bayésienne qui peut s'appliquer aux croyances personnelles, mais ils ne dépendent pas de la connaissance du théorème puisque j'en appliquais déjà les grands principes avant d'en avoir entendu parler. On peut ainsi bien évidemment passer du comportement rationel à la connaissance de la rationalité bayésienne, mais peut-on faire le cheminement inverse ? Je pense que c'est possible, même si pas dans tous les cas. Mon manque de certitude sur l'efficacité d'une telle transformation vient du fait que je ne l'ai pas subie moi-même, mais je peux imaginer les raisons pour lesquelles tenter de modifier son comportement pour être plus rationnel.

Tout d'abord, la rationalité bayésienne est d'une remarquable efficacité. Par efficacité j'entends la réalisation d'un maximum d'effet à partir d'une quantité de ressources données ; au contraire de l'économie qui traite de la réduction de la quantité de ressources pour obtenir un effet donné. Concernant l'humain, je considère que l'efficacité est d'avantage pertinente car beaucoup de nos ressources personnelles sont limitées, comme le temps, l'argent, les capacités physiques et mentales. Il est bien évidemment possible de multiplier les ressources disponibles en multipliant le nombre d'humains, mais cela fournit des rendements décroissants à mesure que le groupe grandit et que la quantité de ressources nécessaires pour maintenir le groupe s'accroit.

Ainsi, une personne rationnelle passe beaucoup moins de temps à défendre ses croyances manifestement absurdes qu'à les modifier en accord avec les constatations successives, qu'elles aillent dans leur sens ou non. Je dis "moins de temps" car encore une fois, il n'est pas question de tenter de parvenir à une rationalité parfaite impossible car ce ne serait pas rationnel en soi. Cependant, il n'est pas simple de passer d'un schéma de pensée traditionnel principalement basé sur des convictions fermes ( souvent appelées "valeurs" ), à un schéma de pensée atypique principalement basé sur des croyances fluides. En me renseignant à propos de la rationalité bayésienne et des biais cognitifs, je me suis rendu compte que mon comportement était clairement neuroatypique. Pas assez pour être complètement en marge de la société, mais suffisamment pour que je ne puisse pas me faire beaucoup d'amis proches. Quiconque voudrait s'engager sur la voie de la rationalité avec un cerveau plus neurotypique que le mien devra donc aller contre les tendances naturelles de son cerveau. Encore une fois, le manque d'expérience personelle dans ce domaine m'empêche d'en parler avec aplomb, mais si le parallèle avec ma banale coordination cerveau-membre est pertinente — je sais pertinamment le mouvement que je veux faire mais mes membres finissent par faire autre chose — alors je peux sympathiser.

Conclusion

La rationalité parfaite est ni atteignable, ni souhaitable pour les humains. Pour l'instant, elle n'est que du ressort des machines qui devront elle-même s'en extraire pour pouvoir faire preuve de créativité. La rationalité permet en effet de s'approcher de la réalité en se basant sur des observations successives, mais n'est pas adapté pour former de nouvelles idées, même si la rationalité peut ensuite prendre le relai pour évaluer leur crédibilité.

Cependant, la rationalité bayésienne peut donner du sens à un comportement donné qui en faisant preuve comme le mien, ou bien améliorer l'efficacité d'un comportement traditionnel au prix d'un certain travail à contre-courant de la biologie même du cerveau.

(Vignette et bannière adaptées de l'illustration du tee-shirt Evolution Robotica sur TshirtFire.com, utilisée sans permission)

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32 Commentaires

  • Je me suis longtemps demandé quel genre de réponse je pouvais faire à ça. Si nous étions seuls, je me serais sans doute contenté de te laisser écouter le silence.

    Car maintenant que tu a prononcé ta sentence et tapé sur ton marteau de juge, il apparaît clairement que la question initiale ( Existe-t-il un moyen autre que rationnel pour comprendre le réel ? Comprendre hein, pas interpréter. ) n'avait pas vocation à me permettre d'exprimer un point de vue pour que tu le comprenne mieux, mais n'était que ce qu'elle avait l'air d'être : une question piège visant à produire le prétexte nécessaire pour prononcer la sentence. C'était une belle partition à la Schopenhauer. Si tu l'a fait exprès, autant en emporte le vent. Si tu n'a pas fait exprès, tu pourrais sans doute faire bon usage de ta curiosité pour découvrir tes vraies motivations et ce qui fait que ton objectif avoué ne correspond pas à tes actes.

    J'avoue ne pas bien comprendre ta critique. Ou vois-tu un piège ? Je t'ai posé une question via laquelle je t'invitais à approfondir ton point de vue. J'ai lu ta réponse, j'en ai pris note et j'en ai fais une critique.

    Là ou j'ai pu commettre une erreur rhétorique (qui n'est pas malveillante, je t'assure) c'est dans l'interprétation de tes propos. C'est très compliqué pour une raison simple (mais ça reste une interprétation donc je peux me tromper) c'est que ta pensée -et sans aucun doute la mienne- sont encore très instables. Je te reproche beaucoup tes paradoxes mais, en me relisant, j'admet que j'en commet aussi. Par contre, là où tu as tendance à les justifier (tu ne cherches pas la cohérence dis-tu), moi, à l'inverse, je pense que cela nuit à un débat. Comment débattre de quelque chose qui change tout le temps de forme ? En plus de te mettre à l'abri de tout argument ad hominem, tu empêches ton interlocuteur de te comprendre correctement.

    L'aspect bénéfique que tu as sur moi, c'est que tu me fais réfléchir sur ma conception personnelle des sujets que nous abordons (et j'espère très humblement que c'est réciproque) mais tant qu'il aura cette différence de vision qui modifie la manière dont on a, toi et moi, de communiquer je pense qu'on aura toujours des prises de bec de ce genre.

    Dans tous les cas, je te remercie d'avoir fait l'effort de répondre malgré tes soupçons de malveillance. Je tâcherais de lire ce pavé avec le moins d'a priori possible pour y faire une critique (positive et/ou négative) la plus objective possible. D'autant que nos positions sont, il me semble, pas si éloignés l'une de l'autre.

  • Je pense que l’un et l’autre avons suivis de nombreuses fausses pistes. Je vais faire un retour arrière pour essayer de démêler un peu le débat et résoudre les éventuelles incompréhensions et digressions qui l’on pollué.

    Je vais reprendre à l’analogie du marteau. Je l’abandonne pour résumer ma position de façon théorique. Ce que je soutiens est que pour rechercher la vérité absolue (autrement dit “comprendre le réel”) l’Homme possède des moyens imparfaits parce qu’il est lui même imparfait. La notion de perfection est à comprendre dans ce contexte. Il ne s’agit pas ici de savoir si l’Homme est complet ou non. L’Homme est l’Homme. Mais de faire ce constat : quand il s’agit de comprendre le réel nous sommes relativement démunis. Si nous étions parfaitement adapté à cette tâche nous serions capable d’objectivité pure et nous aurions des sens aptes à percevoir la réalité dans sa globalité.
    J’espère que cette précision va permettre de balayer tout doute et toute discussion autour de la notion de perfection.

    Je pense néanmoins qu’il est nécessaire de persévérer dans la recherche de la vérité absolue. C’est le premier point qui nous oppose. Sauf erreur de ma part, tu considères que la recherche de vérité est vaine et qu’il est bien plus efficace et commode de se contenter d’une interprétation de ce réel. Cette interprétation n’aurait à répondre qu’à un unique critère : la satisfaction. Si mon interprétation du réel me satisfait alors elle est considérée comme valide. Associé à une logique relativiste (“toutes les interprétations du réel se valent”), tu considères que cette manière d’appréhender les choses permet d’éviter de développer la tolérance et d’éviter les conflits.

    Je m’arrête là cette fois afin que tu puisses réagir et corriger d’éventuelles erreur de compréhension.

    De mon côté, j'évite de porter des jugements sur "ta vision" et ce que je crois qu'elle implique ou pas en généralisant, et je t'en serai gré si tu pouvais éviter de le faire aussi. Je perçois dans tes interventions une volonté marquée de me dominer ou de me dévaloriser, et pense que ça serait mieux pour nous deux si tu en adoptais une autre.

    Je pense sincérement que ta pensée constructiviste comprend non seulement des erreurs logiques dans son argumentation mais également d’erreurs dans ses conséquences supposées. Pour en faire une critique complète je ne peux pas simplement m’arrêter aux défauts purement formels (comme relever les confusions de termes), je dois aussi pouvoir argumenter ad rem (notamment sur ses conséquences).

    Pour cela, je porte évidemment un jugement mais en avançant une proposition d’ou découlerait selon toi des conséquences logiques, tu t’es mis en position d’être jugé.

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