La naissance récente de ma fille m'a amené à modifier mon ressenti par rapport à la mort. Je pense que j'avais précédemment un point de vue complètement utilitarianiste de la mort, mais plus tout à fait maintenant. C'est l'occasion de mettre à plat l'état de mes convictions et comportements liés à la mort.
Ma mort
Cela va paraître présomptueux, mais d’aussi loin que je m’en souvienne, je n’ai jamais eu peur de mourir. N’ayant jamais adhéré au concept religieux de jugement moral après la mort et aux concepts dérivés de paradis et d’enfer, j’ai sans doute rapidement conclu que si je n’étais plus là pour m’en soucier, alors ma propre mort m’importait peu. Par contre, je crains beaucoup la souffrance physique et le handicap, ce qui me fait préférer ma mort à la maladie d’Alzheimer par exemple.
Je suis cependant en mesure d’envisager l’impact psychologique de ma mort sur ceux qui font partie de mon cercle social, et quand je me suis posé la question de l’intérêt de vivre durant mes années de lycée, cet impact psychologique sur mon entourage a régulièrement été un facteur décisif pour ne pas songer au suicide. Je n’avais pas beaucoup de raisons de vivre, mais pas beaucoup de mourir non plus, du coup le poids de cet impact psychologique négatif sur mon entourage a largement suffi à faire pencher la balance en faveur de la vie.
La mort d’un autre
Jusqu’à récemment, ma liste de personnes dont le décès m’affecterait beaucoup était vraiment très très courte. Ce n’est pas par manque d’expérience. Je n’ai plus que deux grands-parents, un de chaque côté, et le compagnon d’une amie chère de ma femme est décédé du cancer en 2014. Mais jusque là aucun décès ne m’a vraiment touché. Je pense que c’est dû au dépouillement de mon modèle du monde interne.
En effet, à partir du moment où l’on parvient à comprendre que les objets ne cessent plus d’exister quand on ne les voit plus, ce qui arrive entre 4 mois et 2 ans, âge à partir duquel on acquiert définitivement la permanence de l’objet, on se construit une représentation mentale du monde qui nous entoure. Nous simulons tout : les lieux, les objets et bien sûr les personnes. Ce sont par exemple avec ces personnes simulées que nous testons les potentielles réactions de ce que nous allons dire avant d’avoir ouvert la bouche. Bien sûr, cela ne présage pas forcément de la réaction finale. Et l’écart entre la réaction attendue et la réaction réelle est inversement proportionnel à la justesse de notre modèle mental de cette personne. L’empathie est la discipline qui traite justement de la précision de ces modèles et souvent de l’importance que nous donnons à la précision de notre propre modèle chez les autres.
Nous simulons donc l’intégralité du monde, plus ou moins bien en fonction des informations dont nous disposons et l’importance que nous donnons à la précision de la simulation. Mais quelle que soit la qualité de la simulation, nous avons également la possibilité d’avancer cette simulation dans le futur ou de reculer dans le passé. Dans le passé, nous nous fabriquons des souvenirs qui peuvent se baser sur les expériences passées, mais ce n’est pas nécessaire. Ainsi il est possible de s’inventer des souvenirs de toute pièce et être convaincu que nous les avons vécus sans avoir conscience de ce processus. Raison de plus pour ne pas parler en garde-à-vue dont les conditions difficiles peuvent nous faire raconter n’importe quoi.
Dans l’autre sens, le futur, nous extrapolons notre modèle en fonction de plusieurs facteurs. Nos connaissances établies du modèle présent bien sûr, mais aussi nos peurs et aspirations. Nous pouvons ainsi créer une frise temporelle future extrêmement longue pour les objets qui nous sont chers. Et je suis convaincu que c’est la perte de cette frise temporelle imaginée qui constitue le gros de la tristesse quand un décès vient brutalement l’interrompre. Car les souvenirs, que nous fabriquons nous-même de toute façon, survivent à la disparition de la personne concernée. Ce qui disparaît c’est la potentialité de générer de nouvelles expériences avec cette personne, potentialité qui n’était présente que dans notre modèle mental futur de cette personne.
Appliqué à mon cas, je me rends compte que je n’ai pratiquement jamais entretenu de modèle mental futur pour quoi que ce soit. Cela ne m’empêche pas de mettre à jour mon modèle mental présent à chaque nouvelle expérience d’un lieu ou avec une personne, mais cela m’empêche de ressentir la tristesse d’avoir perdu quelque chose que je me serais fabriqué moi-même de toute pièce. Notez que je ne dénigre pas ceux qui sont tristes à la mort d’un proche. Comme je l’ai dit, ce processus de modèle mental est parfaitement inconscient pour peu qu’on ne s’y intéresse jamais. Et puis c’est plus pratique pour planifier des rencontres avec les gens avec qui on aime passer du temps, ce dont je suis parfaitement incapable.
Tout cela a cependant quelque peu changé récemment car mon modèle mental inclut maintenant deux personnes pour qui je maintiens une frise temporelle future, mon épouse et surtout ma fille. Dans le premier cas, il s’agit de la personne avec qui passer du temps est le plus simple et agréable et qui comprend quand j’ai besoin de passer du temps seul. Dans le deuxième cas, comme tous les enfants elle est une boule de potentialité pure, et je suis très curieux de voir comment ces potentialités vont se réaliser. Et puis il y a un certain investissement temporel et matériel associé à la conception d’un enfant que je serais triste de voir gâché si sa vie venait à s’interrompre brutalement.
Mais pour le reste…
La mort des autres
Les nouvelles sont généralement fournies en décès. Entre les guerres, les catastrophes plus ou moins naturelles et les décès de célébrités, la mort est une habituée des manchettes. Et j’ai beau déplorer la mort de quelque humain qu’il soit (oui, même la mort prématurée d’Hitler est une tragédie pour moi), je fais preuve de la classique insensibilité d’échelle à l’égard de la mort des autres, et c’est fort heureux pour ma santé mentale.
L’insensibilité d’échelle se caractérise par une absence de linéarité entre la magnitude d’un évènement et l’intensité de notre réaction à cet événement. Ainsi, si j’apprend que deux inconnus sont décédés, je ne serais pas deux fois plus triste que si un seul inconnu était mort. Cela marche évidemment avec deux, dix, cent ou mille. Plus que le nombre, je suis sensible aux circonstances. Une catastrophe naturelle meurtrière m’émouvra moins que l’homicide par exemple. Paradoxalement, si je suis plutôt insensible à la magnitude du nombre de décès effectifs, je suis par contre très attentif à l’efficacité des mesures de prévention de mortalité. Par exemple, à budget égal, la sécurité routière permet d’éviter plus de morts que le renseignement pour éviter les attaques terroristes.
Conclusion
Je considère avoir une approche plutôt froide et détachée de la mort, qui ne m’effraie pas tant que cela en tant que telle. Ni la mienne car je n’ai pas d’ambition particulière de “laisser mon emprunte sur le monde”, ni celle des autres en général dont le principal facteur négatif provient des potentialités perdues qui étaient simplement imaginées par les survivants. Toutefois, je peux quand même ressentir un certain chagrin quand les circonstances particulières d’un décès sont particulièrement injustes. L’avantage est que cela rend mon humeur peu affectée par la mort en général, pourvu que je ne tombe pas sur des nouvelles de tueries atroces. L’inconvénient est que je me retrouve en porte-à-faux social à chaque fois qu’une célébrité meurt, et cela est arrivé plusieurs fois lors ces dernières années, à commencer avec Michael Jackson en 2009, puis plus récemment David Bowie et Prince en 2016. Je les connaissais plus ou moins bien sûr, mais leur disparition ne m’a pas inspiré d’hommage déchirant. Après tout, leurs oeuvres majeures leur survivront, et au moment de leur mort ils n’étaient pas vraiment en mesure d’en produire d’autres du même calibre. Je dois donc paraître cruellement indifférent lors des périodes de deuil médiatique obligatoire pendant lesquelles les journaux, sites web et marques quelconques s’empressent de se parer des symboles du défunt. Cependant, on ne me l’a jamais reproché directement, je ne dois donc pas avoir assez offensé quelqu’un par mon absence de révérence envers l’idole trépassée.
J'ai l'impression que tu perçois de manière assez négative ta manière d'appréhender la mort ou que tu projettes ta manière d'appréhender la mort en fonction de ce que les autres pourraient en juger.
Je trouve pourtant ton modèle mental plutôt sain, ce n'est pas parce que tu souffres moins qu'un autre que tu es irrespectueux ou qu'il faille culpabiliser.
Merci de ton soutien Kyradax, néanmoins je ne vis pas dans le vide parfait. Je connais le paradigme actuel concernant la mort : c'est triste. En conséquence, si tu n'es pas triste quand il est question de la mort de quelqu'un, tu n'es pas dans la norme et tu peux froisser des personnes authentiquement tristes.
Je ne perçois donc pas négativement ma manière d'appréhender la mort, après tout c'est la mienne et je n'ai plus le temps de m'auto-dénigrer, mais je conçois tout à fait qu'elle puisse susciter une forte aversion, alors que ce n'est pas vraiment mon but de mettre les gens mal à l'aise. Du coup je suis attentif aux réactions suscitées par tout ce que je dis, parce que je sais que je ne rentre pas toujours dans les critères "acceptables" des comportements sociaux. Plus généralement j'évite les contacts sociaux non nécessaires, cela évite les bourdes et cela ne me manque pas particulièrement.
Je trouve étrange qu'alors que tu déclare ne pas faire de plans sur le futur, tu affirme quand même que c'est à cause du fait que les autres gens en font qu'ils seraient affectés par la mort de leurs proches ?
Ta conclusion m'étonne aussi, car je ne vois pas de lien entre l'idolâtrie et le deuil d'un proche qu'on connaissait vraiment. Je n'ai pas l'impression que ce qui s'exprime dans un cas soit la même chose que dans l'autre. Une idole pour moi comporte une très grosse part de symbole, alors qu'un proche n'en a aucune. Perdre un symbole me semble pouvoir produire bien plus d'affect.
Étant également un réfractaire au sentiment de deuil, je comprend la gène sociale que tu évoque. Je n'ai pourtant pas le sentiment qu'elle soit très forte : personnellement, il y a des tas d'autres habitudes sociales que je ne respecte pas non plus, et qui sont bien plus présentes au quotidien que la mort d'un proche (c'est quand même rare comme événement). Lors des cérémonies de deuil, je n'ai pas non plus trouvé que ceux qui montraient une grande affliction ne soient en condition de s'interroger sur ceux qui ne montrent pas la même chose. J'ai plutôt eu l'impression que c'était l'inverse : c'est moi, du fait d'une moindre affectation, qui suis capable de porter un jugement sur eux. Plutôt que de chercher à les éviter, j'ai trouvé qu'il était plus efficace d'être simplement disponible pour eux.
D'après mon humble avis le sentiment de deuil est ressenti par un individu lorsqu'il prend conscience que certaines de ses attentes (conscientes ou non) ne seront plus réalisables. Il n'est plus possible de profiter de l'amour "attendu" d'un proche lorsque celui-ci est mort, tout comme il n'est plus possible de décrocher ce diplôme de médecin tant rêvé après avoir raté deux années universitaires dans ce cursus.
La psychothérapeute Shari Schreiber avait indiqué sur son site que lorsqu'un proche est décédé, on a plus tendance à faire le deuil de l'amour que l'on a jamais reçu que de ce que l'on a actuellement perdu. Ce qui explique le phénomène de deuil très surprenant et souvent très puissant ressenti par certaines personnes ayant subi des abus physiques, émotionnels etc... par leur père dans leur enfance, à la mort de celui-ci. Peut-être au fond d'elles, ces personnes espéraient toujours à un moment dans leur vie profiter de cet amour parternel qu'elles n'ont jamais eu.
Il me semble donc normal que pour les personnes n'attendant rien de particulier de la vie ne soient que très peu affectées par ce mélange émotionnel très désagréable.
Exemple personnel, ma dernière maîtresse que j'ai énormément aimée est repartie récemment pour la Chine, je la reverrai peut être jamais ou alors pas avant très très longtemps. Nous nous sommes dit tout ce que nous avions à nous dire et nous avons à peu près fait tout ce que nous avions envie de faire, par conséquent j'étais parfaitement en paix avec moi-même lors de son départ. C'était une bonne expérience, nous avons tous les deux bien profité, nous avons tous les deux appris beaucoup de choses, c'est selon moi ce qui est essentiel.
Le Bashar a écrit :
Je ne vois pas l'opposition logique ? De mon côté, le cercle des gens que je considère comme proches est extrêmement réduit même s'il est un peu élargi récemment
Le Bashar a écrit :
Tu as sans doute raison sur la symbolique car je n'y suis pas du tout sensible, j'ai donc du mal à l'inclure dans mon modèle du monde. Je ne sais pas exactement comment comparer la quantité d'affect produite par contre. De mon expérience, j'ai quand même l'impression que perdre un proche produit plus d'affect "privé" tandis que la perte d'un symbole produit plus d'affect "public".
Sinon ce qu'écrit Shari Schreiber me semble intuitivement correct. Encore une fois on est dans les potentialités perdues plutôt que la perte effective.
Ce n'est pas une opposition, c'est juste que je n'a pas vu dans ton texte ce qui fondait ton avis sur le fait que les autres gens réagiraient d'une autre manière que la tienne, pour cette raison que tu donne, alors que toi-même tu n'en fait pas l'expérience. En lisant, moi j'ai eu l'impression que c'était une rationalisation, comme celles que j'ai pu faire moi-même sur la cette question.
Par exemple, au premier décès familial (mon grand père) d'abord je constate que je ne réagi pas au deuil "comme il faudrait". Forcément j'y cherche une raison pour me justifier, et évacuer au passage l'inconfort généré par cette situation, comme si j'avais fait une bêtise (j'étais encore très jeune). Et je trouve une raison, j'en trouve même des tas. Mais en fin de compte, je me demande s'il y a quoi que ce soit de valable dans toutes ces raisons. Ensuite je constate que mon inconfort ne naît pas du regard des autres comme je le croyais, car ils ne me regardent pas : ils sont bien trop préoccupé par leur peine, et qu'il ne vient que de moi-même. Du coup pour m'en débarrasser je n'ai plus à trouver les raisons éventuelles des réactions des autres, j'ai juste à me mettre au clair avec moi-même. Et là j’aboutis à ce que disait Kyradax dans sa première réponse.
Bien sûr j'ai aussi cherché à questionner les autres pour avoir leur avis. Mais ce que j'ai obtenu, c'est qu'ils ne connaissent pas les raisons de leurs réactions, et qu'ils détestent parler de la mort, voir en font en vrai tabou. L'intensité de leur répulsion à en parler semble proportionnelle à celle des réactions qu'ils ont pendant le deuil.
Le seul jugement que j'ai du affronter c'était sur le fait que je n'ai jamais éprouvé le besoin d'aller me recueillir devant une tombe. ça a dérangé ma mère chrétienne, mais ce problème est résolu car j'ai réussi à lui expliquer que ma manière de garder le lien ne s'effectue pas comme ça. Que par ex dans le cas de mes grand-parents, rénover leur ancien lieu de vie et lui permettre de continuer à exister me relie mieux à ce passé que d'aller perdre mon temps dans ce qui m'apparait comme une décharge de pierre gorgée de pesticides pour que tout y reste mort, monument élevé à l'absurdité.
Justement, je me suis rendu compte que je suis capable de réagir de la même manière que d'autres gens face à la perspective du décès de personnes proches. La chose qui me différenciait jusque=là était ma définition d'une personne proche, très restreinte
Michael Jackson c'est l'exemple type de l'idole qui n'a jamais fait l'unanimité lors de son vivant et qui rassemble le monde entier les jours suivant sa mort. Cet exemple parmi d'autres me donne à penser qu'à travers les célébrités on pleure davantage sur notre jeunesse passée que sur le sort de l'artiste.
Ce qui est triste c'est avant tout le temps qui passe et qui efface tout.
Dès qu'il y a du changement il y a le deuil du passé qui se fait ou bien qui ne se fait pas.
La société change plus vite aujourd'hui, et l'attachement est moins valorisé car il est perçu comme une forme de conservatisme. Il ne faudrait donc surtout plus s'attacher (à nos "acquis"). Et pourtant on nous rejoue sans cesse des guéguerres qui semblent sorties d'un autre âge, comme par exemple Firefox contre Chrome, Apple-fans contre Samsung-fans. Comme si on était encore au début des années 1990, à l'époque Atari contre Commodore.
Je pense qu'il faut pas généraliser. En traitant les choses un peu tous de la même manière, les médias nous donne une impression d'uniformité... qui influence les plus conformistes d'entre nous. Parce qu'on en parle bcp certains se découvrent une passion pour tel ou tel artiste auquel ils ne s'étaient pas intéressé plus que ça de son vivant.
Personnellement, je me rappelle avoir été particulièrement ému par la mort du dessinateur Moebius. Je pense qu'on peut l'expliquer comme tu le dis. Les dessins de Moebius font parti des oeuvres qui ont construit mon imaginaire. La perte de leur auteur a révélée son importance pour moi (je me suis jamais considéré comme un fan) et m'a fait prendre conscience qu'il ne pourra plus me faire rêver avec de nouveau dessin.