Abécédaire pour choisir la vie de son nouveau-né de sexe masculin

Kévin avait touché le fond du sommet. Mais il se disait qu’après tout il n’était ni pauvre, ni malade et n’avait donc rien à signaler. Comment s’y prendre alors pour appeler à l’aide ? « Si on remarque que je vais mal, on me demandera pourquoi et je n’aurais rien à dire. Ce serait très embarrassant. Je dois m’occuper» Hélas Kévin n’avait envie de rien. « Allons, fais un effort ! Tu ne vas pas te jeter par la fenêtre, tout de même. Ce serait absolument injustifié. Essaies de penser à des gens vraiment malheureux. » Il entreprit d’évoquer ce qu’était le vrai malheur. La souffrance physique et morale. La perte d’êtres chers. La maladie. La précarité. « Dieu merci, je ne suis pas malheureux. » Seulement, Kévin n’était pas heureux non plus. Et cette platitude le paralysait. Il tenta de se consacrer à ce qu’il se souvenait aimer et découvrit que cela pouvait être laborieux. La satisfaction lui paraissait hors d’atteinte. Tout ce qui, croyait-il, le définissait, lui échappait. « Peut-être suis-je dans une période de transition vers un nouveau moi, pensait-il sans conviction, et me réveillerais-je un jour remis à neuf. » Il se sentait lourd, comme chargé d’innombrables couches de peau morte, peinant à discerner la fin de la plus simple pensée que son esprit engourdi tâchait d’amorcer. S’il souhaitait quelque chose, il ne savait plus pourquoi dés lors qu’il l’atteignait et la laissait tomber sans même y penser. Il lui tardait d’assister au spectacle de sa renaissance où, dans une clarté primordiale, lui reviendraient enfin ses émotions et ses désirs. Ce qui lui manquait véritablement était la constance.

 

Il regardait la télévision depuis suffisamment d’heures pour avoir eu besoin neuf fois d’aller uriner en urgence. Quand il remarqua que le son était coupé, il prit peur. Depuis combien de temps regardait-il ainsi les images en silence ? Il comprit alors qu’il ne pouvait pas plus se le remémorer que tout ce qu’il avait pu penser durant toutes ces heures. Penser consciemment lui était un effort. Les quelques phrases qu’il parvenait à formuler tournaient en boucle et se désagrégeaient peu à peu. Il sourit sans que ce fut machinal et s’en félicita. « Peut-être que je dors éveillé. Peut-être que je dors éveillé. Peut-être que je- ». Il perçut ensuite les coups saccadés qu’il s’assénait du plat de la main sur la tempe. Il sourit à nouveau. « C’est comme si j’étais fou. J’aime bien ». Il se sentait mieux, à présent, quoiqu’un peu brusqué par sa soudaine bonne humeur. Il avait envie de dessiner des maisons, de gratter des allumettes et d’embrasser une femme. Il commença par les allumettes et, tout en se réjouissant du crépitement de l’inflammation de la petite tête de phosphore, songea que le véritable drame de l’existence était son incomplétude, intolérable.

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