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Doigt de Dieu - supercuirassé Cosmoguarde - :
_ Cet engin marquera l’histoire, il y aura un avant et un après le Doigt de Dieu...
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Extrait d’interview de l’ingénieur en chef,
Chantiers de Yavino - 9362 GS
Kérian s’était levé de bonne heure, il voulait aller discuter avec Farad sans avoir les soldats d’Aykin sur le dos. Après ce qu’il leur avait laissé en pâture la veille il supposait qu’ils avaient dû se coucher très tard après bien des débats enflammés. Pour plus de précautions il passait par la partie haute de la cité, les vents étaient très fort mais la position offrait une vue parfaite sur toute l’étendue d’Horak Tunefel. Il arriva à la passerelle en pierre qui joignait les deux faces du rempart, c’était l’endroit le plus dangereux. Personne n’utilisait ces passages pendant le Sahr, Kérian était seul dans toutes les hauteurs de la ville. Il n’était dominé que par la masse imposante du donjon, carré, minéral. Il s’accrocha à la rambarde et partit à travers les bourrasques.
Il arriva heureusement sans encombre à l’autre bout et s’engagea dans le calme des passages couverts qui serpentaient depuis les hauteurs jusque dans toute la ville. Finalement il aboutit sur la place de la maison de l’Atashir. C’était le moment le plus risqué s’il voulait passer inaperçu : le transport de l’Union était posé en plein milieu à une cinquantaine de mètres. Il jeta un coup d’œil rapide, aucun mouvement autour de l’engin. Il longea rapidement la bâtisse de Farad et rentra dedans en déplaçant la lourde porte de bois qui remplaçait le rideau pendant le Sahr.
Farad discutait avec deux femmes, Kérian les identifia rapidement, des Duanshirs. Il s’approcha d’eux sans s’insérer dans leur conversation, comme il se faisait chez le peuple feydar, à chacun son tour de parler. Finalement Farad lui adressa la parole :
_ Assieds-toi Kérian, que puis-je pour toi de si bonne heure ?
_ J’ai peur que les gens de l’Union ne vous posent des problèmes finalement.
Elana, l’ingénieure qui avait déjà une bonne partie de sa vie derrière elle plissa les yeux et lui répondit :
_ C’est vrai, ils veulent tout savoir, tout comprendre et tout expliquer. Ils croient qu’ils peuvent tout mesurer avec leurs machines perfectionnées.
Farad la laissait mener la conversation sans intervenir, c’est comme s’il connaissait d’avance son avis. Peut-être étaient-ils justement en train d’évoquer le problème avant qu’il n’arrive ? Kérian acquiesça pensivement :
_ C'est vrai, mais c'est surtout à propos du Qeidal que je m'inquiète. Il faut que j’en sache plus sur le Qeidal ! Pas pour eux mais pour moi… Pour Feyd, pour mener à bien le projet de Salat. Waade m'a dit que j'étais censé vous apporter quelque chose de nouveau qui serait lié au Qeidal. Mais comment puis-je vous guider vers quoi que ce soit si je ne maîtrise pas les bases même de votre peuple ? Salat voulait que je vous apporte quelque chose de nouveau, mais quoi ? Comment puis-je savoir ce qui est nouveau si je ne connais pas ce qui existe déjà ?
Elana intervint pour lui répondre :
_ Tes interrogations sont sincères, jeune homme, mais des réponses nous ne pouvons t’apporter… Le Qeidal s’enseigne dès le plus jeune âge. Son apprentissage fait partie intégrante de l’apprentissage de la vie elle-même. Le Qeidal n’en est plus dissociable, à mon avis il est devenu tellement naturel que nous ne pouvons même pas imaginer ce que ce serait de ne pas le posséder.
Les deux autres acquiescèrent gravement puis l’Atashir de la ville lui déclara :
_ Tu devrais peut-être aller voir les Feydars des autres cités. Certains d’entre eux pourraient être suffisamment loin des gorgues pour que le Qeidal soit moins présent dans leurs veines ? Mais ce n’est qu’une supposition peut-être est-ce au contraire tout l’inverse ? Nous n’avons que très peu de contacts avec les autres cités.
L'autre Duanshir, maîtresse d’arme, souleva un autre point de vue :
_ Je crois que sur tout Feyd il n’existe qu’une personne qui puisse vraiment t’enseigner. Et tu la connais déjà, c’est la seule feydare qui se souvienne du temps lointain où Salat révélait à nos ancêtres le maniement du Qeidal…
_ Waade.
_ Elle vient de l'époque lointaine où le Qeidal était nouveau. Ceci n'était qu'une légende pour nous. Les chants anciens nous parlent de ces temps, mais nous ne pouvons pas imaginer réellement ce qu'était la vie des feydars à cette époque, la vie avant le Qeidal.
Kérian tourna la tête vers une des grandes tentures qui représentaient des scènes de la vie feydare. Celle qu’il regardait symbolisait une énorme trombe pendant son passage au-dessus des fortifications de la ville, l’air charriait tout ce qui pouvait l’être. Il ne tourna pas la tête en demandant :
_ Vous n’avez pas de nouvelles d’elle ? Est-elle toujours dans la jungle ?
Ce fut la plus âgée des deux femmes qui répondit :
_ Des nouvelles nous n’avons pas. Mais tu ne dois pas craindre pour elle.
Il avait retourné son regard vers elle, mais ne savait que lui répondre.
Elana le fixait intensément alors qu’aucune phrase ne lui venait à l’esprit pour exprimer la sensation désagréable qui l’habitait depuis que la fille de Salat était partie, trois jours plus tôt. Il éprouvait pour la fille de Salat une puissante attirance, mais très différente du simple désir. Il ne s'en était vraiment aperçu que depuis qu'elle n'était plus là : elle avait une présence qui lui était bénéfique, rassurante... et qui lui manquait cruellement.
Aykin était en plein visionnage des enregistrements du jour précédent quand il reçut une communication prioritaire de la flotte de l’Union restée en orbite. Le Commandor en personne voulait le joindre. Il rejoignit le poste de pilotage et activa le petit holocom. Nao Zatombe apparut et le salua :
_ Bien le bonjour Fed, j’ai des nouvelles très importantes à t’annoncer.
_ J’écoute.
_ Je commence par la “ bonne ”, la station principale du Consortium autour de Sufri a été détruite.
Aykin ne cacha pas sa surprise, il était pris de court :
_ Qu’est-ce qui s’est passé ?
_ Les circonstances de l’accident sont encore obscures, par contre nous savons ce que l’explosion a provoqué : une perturbation sans précédent dans l’histoire de l’espace-temps. Une de nos frégates a été endommagée d’une manière qui dépasse nos meilleurs ingénieurs, il faut le voir pour le croire. Il semble qu’une partie de la sufrile non raffinée de la surface de Sufri ait provoqué une réaction en chaîne sauvage qui s'est propagée à travers l'espace-temps jusqu'à tous les endroits ou de la sufrile se trouvait, même si l'importance des dégâts est très variable. Dieu seul sait combien il y a eu de victimes dans toute la galaxie…
_ Je ne sais quoi dire, c’est… Et la mauvaise nouvelle ?
Zatombe se racla la gorge et prit un air presque vexé :
_ Nous avons intercepté un message de la Cosmoguarde qui est très clair : ils nous tiennent pour responsables de cet attentat. Ce n’est évidemment pas nous qui l’avons commandité : si nous avions le loisir de faire une telle chose la Cosmoguarde ne nous poserait plus de problèmes depuis longtemps.
_ Et ?
_ De Choivill en a profité pour prendre le haut-commandement, nos espions savent que le Doigt de Dieu se trouve sous son contrôle. Et… Que les choses soient bien claires, le déplacement du supercuirassé et de son escorte faisait suite à la capture par les Feydars de leur aviso. Je crois que cette flotte va vous tomber sur le coin de la tête d’ici peu. Il est tout à fait possible que l'attentat ai été commandité au sein même de la cosmoguarde. La destruction du conseil et la mise en place de la loi martiale par De Choivill lui octroient les plein pouvoir sur toutes les forces de la cosmoguarde. On ne peut pas tirer de conclusions hâtives, mais si on regarde à qui profite le crime...
Aykin réfléchit rapidement avant de demander inquiet :
_ OK, et pour le supercuirassé, sait-on combien d'engins l'escortent ?
_ Aucune certitude absolue mais au moins une dizaine de cuirassés, des “ Plétor ” vraisemblablement.
_ ... C'est une catastrophe ! Si cette flotte se dirige ici, nous allons nous faire pulvériser ! Il faut absolument que nous trouvions une solution. J’étais justement en train de visionner les enregistrements que mes troupes ont récolté hier. Les possibilités offertes par ce peuple sont fantastiques, il faut, il insista sur le mot, que nous les sortions de là ! Nous ne pouvons pas nous permettre de perdre un tel potentiel.
_ Pourrais-tu être plus précis ?
_ Je t’envoie la sélection que je suis en train de faire avec les annotations dès que je l’ai terminé, mais un seul de ces gars même sans équipement envoie au tapis cinq ZVEA, quel que soit leur matériel, sans une égratignure… C’est stupéfiant !
Le Commandor fit une légère moue puis prit sa décision :
_ Nous devons mettre en œuvre tout ce qu’il nous sera possible pour les tirer de là… Envoies-moi aussi les relevés topographiques et les estimations de population, je réunis le conseil dès que possible. Mais je ne sais pas trop ce que nous pourrons mettre sur pied.
Il fit une brève pause en consultant des données surimprimées invisibles pour Aykin :
_ En admettant que De Choivill vienne droit sur vous, avec le supercuirassé, dix “ Plétor ” et une Cosmoforce, il devrait sortir assez loin de la masse de votre étoile. Dans le pire des cas il sera sur vous dans quatre jours, un peu moins s’il vient avec moins d’engins, un peu plus sinon.
Aykin fit une moue crispée et lança :
_ C’est bien la première fois que je prierai pour qu’ils soient les plus nombreux possibles !
Peu avant midi, alors que Kérian s’était isolé tout en haut du grand donjon, il avait aperçu des mouvements au sol, sur les routes qui reliaient la cité aux autres. Il n’y avait pas eu de chars à voile à cause du temps, mais des cavaliers et des chariots tirés par des gros animaux qu’il n’avait jamais vus jusqu’à présent. Des reptiles de grande taille, certainement natifs de la faune originelle de Feyd. Il avait attendu qu’ils soient plus proches pour essayer que savoir ce qu'il se passait mais rien n’avait pu lui apprendre la raison de l’arrivée des nouveaux venus. Il était sûr en tout cas qu’il ne s’agissait pas d’une expédition de chasse, les groupes étaient bien trop dispersés. Finalement quelqu’un le héla derrière lui :
_ Kérian, tu dois venir, les Atashirs des cités proches sont venus dès qu’ils ont su pour la tour de Salat.
Ainsi sa première impression était la bonne, il ne s’agissait pas d’expéditions normales et les animaux qu’il n’avait jamais vus lui étaient inconnus parce qu’ils venaient d’une autre région, tout simplement. Une autre question s’imprima dans sa tête, comment cette femme qui était venue le prévenir l’avait-elle trouvé ? Il était pourtant sûr d’avoir été le plus discret possible et n’avoir pas été suivi jusqu’ici.
Il quitta le sommet venteux et descendit du pourtour crénelé. Il repartit vers le centre du donjon en passant par le grand escalier en colimaçon qui occupait tout un angle de la tour, sur toute sa hauteur. En arrivant au sol il se dirigea directement vers la grande place qu’il avait déjà parcourue plus tôt le matin mais elle s’avéra déserte. Il se demandait où étaient-ils tous partis quand un bruitage suggestif de son estomac le mit sur une piste probable… Il prit la direction des grandes halles. Il arriva bientôt près des halles et tomba face à face avec un animal pataud et assez malodorant qu’il n’avait jamais vu non plus même depuis le donjon. Il le contourna, et dut se frayer un passage parmi un vaste bestiaire. Les Atashirs en visite ne faisaient pas les choses à moitié… Il appréhendait un peu en rentrant sous les halles le contact avec tous ces Feydars venus pour lui et à qui il ne saurait trop quoi dire d’autre que de leur poser des questions auxquelles ils ne pourraient, ou ne voudraient, pas répondre. Les gens de l’Union étaient là aussi, avec leurs caméras et micros… Kérian avait la désagréable sensation d’être un animal de foire exceptionnel dont on attend qu’il fasse son numéro.
Ses réticences n’étaient finalement pas fondées, les Feydars venus d’ailleurs étaient plutôt attentifs à leur propre restauration. Il avait déjà remarqué ce curieux phénomène, pendant qu’il mangent, les Feydars mettent de côté toutes leurs préoccupations, comme si le temps du repas était une trêve sacrée, un quasi rituel… Peut-être était-ce là un effet du Qeidal qu’ils partageaient tous ? Kérian médita cela et essaya tant bien que mal d’oublier que quelqu’un manquait à ce repas. Il s’introduisit dans les conversations des “ étrangers ” et s’étonna lui aussi des récits de voyages parfois assez peu crédibles et volontairement enjolivés. Il ne vit pas le temps passer et presque d’un coup se retrouva convié à la grande réunion de tous les Atashirs dans la demeure de Farad.
Ils étaient onze, certains étaient accompagnés par leurs acolytes et quelques soldats de l’Union avaient aussi été admis. La pièce était spacieuse mais le nombre obligeait cette fois tout le monde à se tasser dans une promiscuité certaine. Bientôt tous se mirent à palabrer d’une manière un peu confuse et désordonnée… Les nouveaux venus s’interrogeaient sur la signification de l’arrivée de Kérian et de l’Union, Aykin et les siens enregistraient et semblaient essayer de révéler quelque chose d’important mais… ? Personne ne s’écoutait, il régnait un bruit qui pulsait aux tempes de Kérian, il s’efforçait tant bien que mal de répondre aux questions qu’on lui posait mais il régnait dans la pièce une effervescence qui réduisait à néant tous ses efforts de compréhension. Même Farad d’ordinaire si calme et si posé semblait pris par l’étrange phénomène collectif.
L’atmosphère était bizarre. Kérian sentait comme une sorte de présence qui surplombait tout et asservissait l’assemblée… Et il sentait un appel qui résonnait de plus en plus fort au fond de lui. N’y tenant plus, il se leva et sortit de la maison. Il faisait déjà nuit ? Combien de temps avaient-ils passé perdus dans cette discussion sans fond ? Il était debout sur la place, l’esprit fiévreux. Il remit sa cape par dessus sa tunique et sentit de nouveau cet appel qui résonnait comme un cor au fond de lui. Personne ne s’inquiétait de son départ puisque nul ne l’avait suivi… Il se passait bien quelque chose d’anormal. Après tout, les Atashirs orientaux étaient quand même venus pour le voir. Il jeta un dernier regard sur la place déserte et partit en direction du donjon, encore, comme si la formidable masse de pierre était une balise mystique jalonnant une route de géants.
Plus il montait dans l’escalier et plus l’appel était fort. À la fin il courait presque mais la fatigue ne s’insinuait pas en lui. Finalement il déboucha au sommet, la solide porte de bois était ouverte sur la nuit noire mais le ciel chargé d’électricité luisait par intermittence. De lointains éclairs silencieux illuminaient parfois la plate-forme. Il y avait quelqu’un accoudé aux créneaux. Il se rapprocha mais déjà il savait. Waade était revenue. Au gré des éléments sa silhouette se détachait sur le ciel, elle portait une cape feydare comme la sienne qui flottait au vent. Ses longs cheveux noirs attachés se libéraient petit à petit du lien qui les nouait, doucement, en suivant le rythme indolent du souffle Sahr faiblissant. Alors qu’il parvenait presque à sa hauteur, elle se tourna de profil et sa voix résonna calme et chaleureuse à son oreille :
_ Je t’attendais.
_ J’ai eu peur pour toi… Pourquoi t’être enfuie ?
_ Je ne fuyais pas. Tu sais, j’ai moi aussi des questions et des réponses à trouver. J'ai quitté cette cité, mon père et tous ceux que je connaissais il y a cinq jours... Je savais très bien que tout serait différent mais rien ne peut préparer à une telle coupure. Pour moi c’était hier, mais ici… Tout a changé.
_ Cette tour n’a pas changée.
Elle releva son visage vers lui :
_ Non, c’est vrai. Mais la ville s’est agrandie et les Feydars ne vivent plus comme avant. Ils sont plus durs. Moins ouverts. Différents.
_ Le Qeidal s’est insinué en eux.
_ Ce n’est pas ça qui les a durcis.
_ Parle-moi du Qeidal.
Elle retourna son regard vers l’horizon, noir et invisible à travers la danse nocturne des nuages :
_ Tu as déjà pu sentir tous ses aspects depuis que tu as quitté la tour de Salat. Au début, le Qeidal est ce qui différencie la matière morte de la matière vivante, au niveau moléculaire ou atomique. Ton corps est constitué des mêmes éléments que les pierres de ce donjon. Pourtant tu vis et lui est inerte. Mon père venait de la Fondation Terrienne et comme la plupart de ses contemporains il était un scientifique. Les humains ont tenté d’étudier et d’expliquer tout ce qu’il était possible dans l’univers mais ils n’ont pas trouvé toutes les réponses. Jamais ils n’ont pu découvrir l’origine véritable de la vie. Ils savent la modifier, la transformer mais ils ne savent pas faire qu’un groupe d’atomes passe de matière inerte à matière vivante. C’est la nature du Qeidal, c’est son énergie qui est la vie… Et tout ce qui vit dans cet univers est parcouru du Qeidal.
Kérian l’écoutait, il n’osait pas l’interrompre. Il attendit qu’elle reprenne d’elle-même :
_ Les humains sont composés de milliards de cellules. Elles sont toutes spécialisées dans un domaine précis et pour les coordonner elles sont reliées par un vaste et complexe système nerveux. Celui-ci ce concentre vers le cerveau, comme les racines des arbres Sofis vers le tronc. Notre cerveau contrôle toutes les actions de notre corps, la plupart du temps c’est inconscient : naturellement nous respirons, nous transformons les radiations qui traversent nos yeux en images et les particules en suspension dans l’air en odeurs… Mais tu garde le choix. Le choix de retenir ta respiration, de faire abstraction des odeurs ou de fermer les yeux pour au contraire les sublimer.
Elle abandonna sa contemplation et le regarda en face :
_ Les humains autour de Feyd, dans les mondes d’où tu viens, n’ont pas conscience de cette vie qui les anime. Certains d’entre eux espèrent même une autre vie après leur mort… Alors que le Qeidal est présent en chacun d’eux ! Il suffit d’être attentif, rien que par ta présence même silencieuse devant moi j’en apprends plus que si tu me parlais par holocom pendant toute une journée. Ta présence m’en dit plus long que des millions de mots. Tu sais, le corps humain fait partie des quelques formes de vie les plus perfectionnées de l’Univers…
Elle referma sa cape sur ses bras croisés puis continua :
_ Mon père a su retrouver en chaque vie toute la complexité qui la constitue. Il a su rétablir la communication entre pensée et corps, Kérian, c’est ça le Qeidal des Feydars, une communication intime avec soi-même.
Kérian sentait ses pensées s’emballer, construire et rassembler toutes les pièces du puzzle des trois jours précédents. Il déclara soudain :
_ C’est pour ça qu’ils guérissent plus vite, parce qu’ils savent où leur corps est atteint. C’est aussi pour ça qu’ils peuvent être plus rapides et plus forts, parce qu’ils ne pensent plus leurs mouvements mais parce qu’ils les vivent au plus profond d’eux-mêmes ! C’est passer outre les références normales, c’est exploiter les instincts d’une manière consciente. On peut sentir les capacités réelles de nos enveloppes corporelles, nous pouvons choisir de concentrer toute notre énergie à un moment et à un endroit précis, c’est ça ?
Elle hocha la tête :
_ C’est ça. C’est le Qeidal primitif, sa maîtrise t’apporte une connaissance absolue de toi-même et de toutes les particules qui te constituent, de la plus importante à la plus infime. On n'est pas plus fort quand on le croit, mais quand on le sait. C'est comme d'être amoureux. Il n'y a pas d'incertitude, c'est quelque chose qui s'impose à soi-même. On l'est, ou on ne l'est pas.
Kérian fut pris d’un doute qu’il exprima à voix haute :
_ Les Feydars actuels maîtrisent le Qeidal ainsi ?
_ Non, c’est ce que je te disais tout à l’heure, ils ont évolué… Leur connaissance du Qeidal s’est transformée. Ils ont développé certains aspects et d’autres se sont atrophiés. C’est la loi du vivant, tout est condamné à évoluer ou à disparaître.
Kérian inspira profondément. Il essaya de sentir le plus profondément possible en lui le chemin de l’air aspiré. Il se tourna vers la jeune femme en lui demandant :
_ Tu ne m’as pas tout dit, n’est-ce pas ?
Elle le dévisagea comme le font souvent les femmes feydares avant de lui répondre :
_ C’est vrai, il semble qu’un Qeidal différent soit formé du fait de notre conscience étendue par rapport aux plantes et aux animaux simples. Eux aussi maîtrisent le Qeidal primitif, en cas de danger cela s’observe assez facilement mais nous avons autre chose, en plus. Salat appelait ça le “ Qeidal Spirituel ”, il se manifeste différemment en chacun de nous. Certains ne trouvent jamais de quelle manière et pour d’autres c’est évident, mais il est possible de suivre un apprentissage pour bénéficier d'une sorte de « tronc commun ». Vois-tu, le Qeidal primitif te permet de mieux communiquer avec toi-même, de ré-accéder à la communication qui a lieu en permanence dans ton propre organisme entre toutes tes cellules, et dont tu n'a pas vraiment conscience. Essentiellement, il te permet d'interagir avec ta physiologie. Le Qeidal spirituel, lui, naît de la conscience elle-même. Les êtres pluricellulaires ont tous une pensée qui émerge et qui domine l'ensemble des parties. Plus l'organisme est complexe et plus cette conscience l'est aussi et devient capable de réaliser des raisonnements complexes. Mais là aussi, la conscience habituelle n'englobe pas la totalité des possibles. Lorsque que tu te trouves près d'une autre personne, comme moi en ce moment par exemple, ton organisme tout comme le mien, échangent une foule d'informations dont tu n'as pas conscience.
_ Quel genre d'informations ?
_ Ton organisme émet de la chaleur, un champ électrique, un champ magnétique, des odeurs de toutes sortes, et interfère avec ton environnement immédiat de nombreuses autres manières. Ces interférences dépendent de ton état d'esprit, de ton état de santé, de tes pensées conscientes, même. Et moi en captant ces interférences, je suis informé sur toi. L'ensemble de tout ce qui émane de toi compose « ta présence ».
_ Tu peux savoir ce que je pense ?
_ Oh ! Non... Tes pensées conscientes ne sortent pas de ton cerveau. Je ne peux capter que les interférences que produit ton corps, et qui sont pour certaines d'entre elles fonction de tes pensées. Je ne peux pas réellement savoir ce que tu penses.
Alors qu'il la regardait, il eu une impression imparable qui fit comme un tintement de clochette au fond de lui. Il laissa ce sentiment mûrir et finit par le formuler :
_ Je sais que tu ne me dis pas tout.
Elle ne lui retourna qu’un sourire énigmatique :
_ Certains secrets ne se révèlent pas. Peut-être le découvriras-tu toi-même.
Mais une pièce nouvelle de la sculpture mentale de Kérian prit forme et il sut en la regardant qu’il avait raison au moment où il lui révéla :
_ Les femmes feydares ont appris à décortiquer toutes les émanations des individus pour isoler la vérité. Oui, je comprend maintenant, c'est lorsque vous prenez ce regard étrangement perçant. Même si je le voulais, je ne pourrais te mentir. De même qu'aux autres femmes. C'est ça qui me donnait cette impression bizarre d'être épié dans ma tête. Si on ne dit pas la vérité, vous ne savez pas ce qu'on pense, mais vous savez au moins qu'on ment.
Elle laissa un petit temps de silence puis lui dit doucement :
_ C'est exact.
_ Mais c'est curieux, je ne me souviens pas avoir constaté la même habileté chez les hommes feydars ?
_ Non, en effet. C'est quelque chose de nouveau. Enfin, je veux dire qu'à mon époque, il n'y avait pas cette différence entre les hommes et les femmes. Tous avaient appris à utiliser ce talent de vérité. Cette découverte avait profondément modifié le mode de vie des feydars, les transformant en une communauté beaucoup plus soudée, avec moins de préoccupation vis à vis de l'intimité individuelle. Ne pouvant ni se mentir ni se cacher quoi que ce soit les uns aux autres, ils ont fini par modifier toute leur culture pour s'y adapter. Mais actuellement, il semble que les hommes l'aient oublié. Je ne sais pas pourquoi. Ils ont malgré tout gardé sensiblement le même mode de vie, probablement parce que les femmes au moins on gardé le talent.
Kérian continuait de retourner ce qu'il venait d'apprendre dans sa tête, et buta sur une des questions principales qu'il n'avait pas encore posé :
_ Et qu'en est-t-il de ce « feu » étrange que les hommes utilisent sur leurs épées ?
_ Ah, ça... C'est un résultat du Qeidal spirituel. Tu as déjà du comprendre que ce n'était pas dû à l'épée elle-même. Mais ce n'est pas dû non plus au feydar qui la manie, en tout cas, pas directement. Cette énergie est issue des autres créatures vivantes qui nous environnent, et avec lesquelles le Qeidal permet d'entrer en contact.
_ Quelles créatures ?
_ Des êtres très simples. Monocellulaires. Tous ceux qu'on appelle les « microbes ». L'air qui nous entoure en contient des milliards, et ils sont innombrables à se trouver sur notre peau et tous les objets que nous manions. Ce feu est une réaction énergique qui vient de réactions chimiques induites par ces microbes. Le Qeidal sert à la concentrer, pour que l'activité de ces milliards de créatures qui est habituellement diffuse et disparate s'unisse momentanément dans une seule et même direction. Il est relativement facile de produire la forme simple, celle qui ressemble à du feu. C'est la manifestation visible des diverses réactions chimiques au niveau moléculaire. Mais on peut aller plus loin, et créer une sorte de champ de fusion froide, qui transmute directement la matière en énergie au niveau atomique.
Kérian assimilait l'énormité de ce qu'il venait d'entendre :
_ C'est stupéfiant ! Mais comment des microbes pourraient-ils être à l'origine de ça ...?
_ Oh... ça n'est pas si invraisemblable. Je ne suis pas une experte du sujet, mais pour mon père, le scientifique, cela n'avait rien de choquant. De tels phénomène se produisent un peu partout naturellement dans l'univers invisible du microscopique. Le Qeidal ne fait que les concentrer à un instant et un endroit précis, c'est tout.
_ D'accord. Je vais avoir beaucoup de choses à assimiler, mais admettons. Ce que je ne comprend pas c'est pourquoi est-ce que j'ai moi-même réussi à produire ce phénomène alors que je ne connaissais rien au Qeidal ? Et pourquoi est-ce que l'épée de Salat semble parcourue d'une sorte d'électricité alors que ça ne me fait pas cette impression avec les autres ?
_ Là je ne peux pas t'aider. J'ignore pourquoi mon père t'a légué cette épée alors que traditionnellement les feydars ne se transmettent pas les épées entre eux, ni à leur descendance. Je ne sais pas pourquoi tu as été capable de faire comme eux. Normalement c'est un acte conscient, et je ne vois pas d'explication au fait que tu l'ai réussi. Peut-être que tu avais la connaissance du Qeidal latente en toi, que ton esprit était déjà sur la voie de cette forme de connaissance ? Car les feydars ne sont pas les seuls à l'utiliser. Tout le monde ne l'appelle pas « Qeidal », et tout le monde n'en tire par les mêmes résultats, mais il existe toutes sortes de moyens de s'approcher de cette connaissance spirituelle et d'en faire usage. Certains en tirent des « miracles » et les expliquent avec une religion. D'autres le recherchent par la transe ou la méditation et en tirent des oracles, des guérisons, ou toutes sortes d'autres choses...
Cela n'expliquait pas pour Kérian l'origine de ce qu'il avait réussi à faire. En revanche une autre idée lui vint à l'esprit, qu'il exprima tout haut :
_ Est-il possible que Salat ai fait, grâce au Qeidal, quelque chose sur cette épée pour m'aider à découvrir le chemin du Qeidal plus vite et en quelque sorte, « rattraper le retard » ?
_ C'est possible, mais je ne sais pas trop ce qu'il aurait pu faire. Le Qeidal est avant-tout un cheminement intérieur. Je ne vois pas comment un simple objet pourrait t'aider de lui-même.
Il se retourna vers le créneau et laissa son regard se perdre dans la nuit. Ses pensées rebondissaient en tout sens dans sa tête, ne lui laissant aucun répit. Tellement de pistes nouvelles à explorer ! Il se sentait comme en train de marcher sur l'arête d'une falaise, prêt à tomber au moindre faux pas dans un abîme d'inconnu. Mais la peur n'était pas d'y tomber, au contraire. La peur était de continuer le chemin sans jamais trouver le moyen d'en sortir, de contempler inexorablement cet abysse d'espérance sans jamais pouvoir l'approcher. Sans trouver le moyen de se laisser aller complètement à la découverte de ce nouveau monde, merveilleux, mystérieux, inconnu.
Mais une fois de plus, il se senti guidé, et un flot de connaissances se déversa en lui.
Ce n'était pas vraiment des connaissances, c'était plutôt des impressions, des émotions. Il continua à les laisser s'imposer à lui, et finit par s'apercevoir que ce n'était pas les siennes. Son regard se tourna alors vers la jeune femme à côté de lui et plongea dans ses yeux. Il y était. Une fois de plus sans savoir comment faire, il était pleinement conscient de se trouver dans un état de perception exacerbée de tout ce qui venait d'elle. Il se laissa aller plus loin, avide, pour tout recevoir. Et il put sentir un peu de l’étrange sentiment d’ambivalence qu’elle ressentait. Il ressenti un peu de ses sentiments profonds. En surface se trouvait un paravent d’assurance tranquille, mais cette façade dissimulait de nombreux sentiments contradictoires : soulagement d’être sortie d’un trop long sommeil artificiel / appréhension du monde nouveau qui l’entoure, l’impression de devoir être sûr d’elle pour répondre aux attentes des feydars et de son père, la peur de ne pas être à la hauteur de ce qu’on pourrait attendre d’elle, la fatigue, la peur encore et un peu de désespoir aussi. Et par dessus tout son incertitude face à ce qu’elle devait être pour lui, et son impuissance à savoir ce qu’il pouvait espérer d’elle. Cette nouvelle compréhension de la jeune femme la rendit encore plus chère à ses yeux.
Une faible bourrasque acheva de dénouer le foulard qui ceignait les cheveux de Waade, Kérian le rattrapa et d’un geste écarta les mèches libérées qui dansaient sur son visage. Sa main effleura juste son visage mais ce simple contact se répandit dans leurs esprits comme des ronds dans l’eau calme. Et les yeux de la jeune femme s’arrondirent de surprise alors qu’elle pu apercevoir à son tour les pensées profonde de Kérian. Dans cet état de conscience hors du temps, au-delà des mots et du langage, ils réalisaient une forme d'échange parfait. Complètement réceptifs l'un de l'autre, leurs émotions et pensées se faisant échos, la barrière de l'individu s'effaçait finalement pour donner cette illusion d'un monde de purs esprits, dans lequel les pensées de l'un et de l'autre seraient aussi faciles à échanger qu'un mot ou un regard.
Pour eux désormais la compréhension dépassait le stade misérablement simpliste de la communication orale. Un puissant lien de confiance était né entre eux. Un lien qui les unissait plus étroitement qu’ils ne pourraient jamais l’être et qui se passerait toujours du plus recherché des discours. Leurs capes emmêlées, ils s’enlacèrent dans la nuit tourmentée, échangeant une profonde affection et un réconfort partagé.
Pourtant quelque chose planait à la lisière du mental de Kérian, une autre conscience. Une présence diffuse et invisible mais pourtant bien présente. C'était un troisième individu : il pouvait clairement percevoir sa présence, différente. Waade ne la sentait pas malgré toute sa sensibilité Qeidal. Cela l'intrigua. Cette présence semblait être une forme de vie perméable. Elle était pure et sublime. Elle n’était pas humaine. Ce que cela impliquait le fit frissonner et Waade en sentant son malaise resserra son étreinte sur lui. La présence s'effaça soudainement, mais aussitôt il su que c’était elle qui avait asservi l’assemblée dans la maison de Farad et qu'elle s'était trouvée là avec eux, sur le donjon, tout au long de leur discussion.
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