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Kérian D’Ys :
Agent spécial ZVEA - matricule 38454, capitaine d’unité. Dossier classé confidentiel, veuillez passer directement par le terminal du Commandor suprême pour consulter ces données.
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Requête RegStar,
Base de registre de l’Union - 9381 GS
Kérian sortait de la salle du conseil où venait de se dérouler la première grande réunion stratégique depuis les événements de Feyd. Il était vêtu d’un grand manteau noir à la coupe feydare qui recouvrait son plastron. Dans son dos était fixé son Qeidyn dont la lame avait été gravée de tous les évènements importants par l’ex-forgeron d’Horak Tunefel à son arrivée sur Asyl. À sa hanche gauche était fixé l’étui de son Brolt et dans son dos un harnais maintenait fermement Krypsahr : en diagonale, la poignée vers le bas à droite pour que la main tombe naturellement dessus. Le haut col de son manteau était décoré d’insignes militaires : à droite en rouge la rune feydare de la première syllabe du mot “ Atashir ”, à gauche l’étoile d’argent unique des Commandors de l’Union. Il marchait dans le couloir en direction de l’astroport, les semelles de ses bottes résonnaient dans la longue coursive. À chaque intersection les sentinelles se mettaient au garde à vous à son passage mais il n’y prêtait pas vraiment attention, Il repensait à la réunion du conseil.
Une semaine avait été nécessaire pour que toutes les unités de l’Union dispersées reviennent par des voies détournées jusqu’au Q.G. d’Asyl. Zatombe n’avait rien dit au début. Il attendit simplement et quand tout le monde fut présent, il se contenta de baisser la lumière et d’enclencher le grand holocom. Une planète grise et rougeoyante était matérialisée au milieu de la pièce. Son atmosphère était un immense nuage de cendre grise et de fumée, parfois les volutes laissaient apercevoir la surface : elle était rouge et craquée, crevasses, cratères et volcans se partageant l’espace... Point de bleu, de vert ni de blanc. Pas de lacs, de rivières ni d’océans non plus, juste une fournaise et une désolation sans limite. La planète n’était pas ronde. Une partie d’elle s’était dissipée en laissant juste une trace béante de sa présence, comme si une cuillère démoniaque avait dévoré un morceau du sorbet. La partie arrachée se dispersait dans le vide spatial se transformant à chaque instant un peu plus en un nuage vaporeux, et par le trou béant s'échappait vers l'espace de grandes éclaboussures de magma. La planète ne tournait pratiquement plus sur elle-même. Qui aurait pu affirmer que ce morceau de charbon parcouru de spasmes avait été une planète habitable ? Avec des animaux, des plantes et de l’eau. Avec de la Vie.
Des données techniques étaient inscrites sur la projection, statistiques froides et impersonnelles, rapport méthodique d’une apocalypse :
_ La violence des impacts infligés à la planète F342-2 dite “ Feyd ” a littéralement pulvérisé une large portion de son écorce mettant à nu une partie du manteau interne. L’écorce de la planète ayant été gravement fragilisée, une ceinture d’activité volcanique a émergé sur le pourtour des plaques tectoniques ainsi qu’aux endroits des impacts les plus violents. La plus grande partie de l’atmosphère a été soufflée dans l’espace et ce qu’il en restait s’est consumé. Les nuages actuellement visibles sont un mélange des émanations gazeuses toxiques et des poussières qui sont crachées par les volcans ainsi que les restes de l’évaporation de toute l’eau à l’état liquide ou solide de la planète. Les radiations élèvent la température globale à la surface aux alentours de cent cinquante degré. Cette température ne permet plus une quelconque trace d’eau autre que gazeuse. Le traumatisme le plus important à remarquer reste quand même l’arrêt brutal de la rotation de la planète sur elle-même ainsi que la déviation de son orbite. Nous estimons qu’il faudra environ deux milliers d'années pour que la nouvelle trajectoire elliptique se stabilise. La partie de l’écorce qui a été expulsée dans l’espace formera à la longue un anneau de poussière qui retombera lentement à la surface pendant une durée indéterminée. Cette planète ne sera plus jamais capable d’héberger une quelconque forme de vie carbonée.
Waade ne se trouvait pas à la réunion, pourtant il l’avait senti pleurer. Elle avait perçu ces images et sa colère... Comme il avait perçu sa détresse et sa douleur. Il avait vu ses larmes naître à la base de ses yeux, et puis couler, sans bruit, signe de son infinie tristesse. Personne n’avait eu l’indécence de briser le silence, tous avaient été atterrés par la vision de cauchemar.
Kérian sentait encore la douleur de son amie. Il ne savait pas trop où elle s’était isolée mais il laissait ses sens le guider pendant que son esprit restait à cette réunion de misère.
Ensuite Zatombe avait éteint la projection et remit les lumières. Il avait commencé le compte-rendu des pertes, longue suite de chiffres, impersonnels, avec quelque fois des noms au bout, des déclarations sincères mais posthumes... Des médailles et des décorations. L’Union s’en était bien tirée finalement, l’état-major avait résumé ça ainsi : les pertes que nous avons à déplorer ne sont pas vraiment stratégiques, notre capacité de combat n’a pas sensiblement diminuée, cette opération est une réussite. Une réussite. Les pilotes de chasseurs qui s’étaient sacrifiés pensaient-ils eux aussi que c’était une “ réussite ” ?
Ils avaient longuement discouru sur les détails “ stratégiques ” les implications techniques et les grandes théories offensives... Ils étaient dans leur élément. Dans la guerre, le sang et la barbarie jusqu’au coup, c’était leur univers. Ils étaient finalement moins choqués que fascinés par la destruction d’un planète entière. Peut-être ces généraux de l’Union s’ils avaient été dans l’autre camp auraient-ils agi de la même manière ? Kérian avait honte d’être un humain. Une honte absolue teintée de l’horreur qu’on peut éprouver à s’apercevoir soudainement qu’on est un monstre. Voilà ce qu’il était désormais : la séparation était consommée. Pour les Feydars il resterait une sorte de prophète, un bref événement dans leur histoire, comme une étoile filante, ou... Une étincelle, et pour les autres, les “ humains ”, il resterait un monstre, quelque chose d’incompréhensible et de terrifiant. Un individu dangereux dont la pensée pouvait traverser votre esprit et tuer d'un mot. Ils l’avaient monté au plus haut grade disponible, Commandor de l’Union, l’égal de Zatombe lui-même, mais sans lui affecter pour autant un commandement précis... Une sorte de placard doré pour une créature incontrôlable. Il le sentait d’ailleurs d’autant plus maintenant. Ces hommes auxquels il faisait autrefois confiance, ces anciens chefs, qui tous le craignaient désormais. Même Aykin avait pensé un bref instant en le regardant : “ il tue par la pensée ! ”. Ce qui faisait le plus mal n'était pas qu'il l'eût pensé, mais qu'il ne l'eût pas admis oralement ensuite.
L’Union ne savait que faire de lui et de son Qeidal inconnu et terrifiant. Pourtant ils avaient trouvé beaucoup d’applications pour les Feydars et leur Qeidal instinctif. Ils avaient longuement disserté sur les méthodes pédagogiques pour faire des Feydars rescapés une armée d’élite invincible. Une armée à leur service. Une légion toute puissante de vingt millions de soldats pour renverser la Cosmoguarde, et se tourner ensuite enfin vers les Cetfans.
Kérian s’arrêta, il avait la nausée rien que de repenser à ce qu’il avait entendu avant d’intervenir. Fed Aykin parlait de l’éducation des jeunes Feydars quand il s’était levé et les avait tous interrompus. Il avait lancé d’un bloc et d’une voie forte :
_ C'est vrai, vous instruirez les Feydars. Vous leur donnerez la connaissance dont ils ont soif et vous les étudierez pour expliquer le phénomène du Qeidal... Et tout ira bien pendant un temps. Au début ils se battront avec vous parce qu’ils vous respecteront pour ce que vous avez fait pour eux, mais ils ne s’en contenterons pas. Ils vous échapperont parce qu’ils ne sont pas conçus comme vous. Ils partiront dans l’univers et combattront jusqu’à la mort toutes les injustices... Ils se retourneront peut-être contre vous si vous perdez la morale qui vous animait avant... Leur éthique est indestructible. La galaxie est à feu et à sang et ils chercheront des réponses et des raisons à tout cela. Leur univers c'était leur monde, et ce monde n'existe plus. Ils iront jusqu’aux limites de l’Empire des Cetfans. Ils trouveront des représentants de cette race. Et s’ils les jugent plus humains que vous ils se battront peut-être à leurs côtés. Vous n’avez pas et vous n’aurez jamais les moyens d’empêcher ce processus. Ils ne sont pas humains, ils sont Feydars. Vous pouvez bâtir toutes les stratégies que vous voulez, vous pouvez inventer les armes les plus puissantes, à la fin vous perdrez de toute façon parce que vous ne comprenez pas le sens de vos actes. Vous êtes des humains et vous vous battez contre des humains. Les feydars, eux, ne se battront jamais les uns contre les autres, ils ne tuent que pour rester en vie. Ils sont capables de s’arrêter, mais pas vous.
Il était au milieu du couloir. À quelques mètres de lui deux sentinelles étaient au garde à vous. Elles irradiaient leur peur violemment. Que quoi avaient-ils peur ? Ils avaient peur de lui ? Les rumeurs s’enflaient de jour en jour. Bientôt tous le regarderaient comme un dieu vivant d’on ne sait pas trop quoi... Et ceux qui ne l’avaient jamais vu l’imagineraient plus grand et plus fort, son nom irait grandir dans les inconscients collectifs tous les mythes et les héros que s’inventent les humains depuis qu’ils pensent. Une citation lui revient en mémoire : « Les humains s'inventent des dieux pour se rassurer, et ensuite ils inventent des mythes pour se faire peur ». Il regarda les deux sentinelles, et puis repartit en direction de l’astroport. Cet endroit n’était plus vivable. C’était cela qu’avait voulu Salat ? Détruire une planète, déraciner un peuple noble, et lancer des hordes de Feydars sans pitié dans une galaxie dénaturée en guerre perpétuelle ? Les Feydars puisent leur force dans le Qeidal, qui est lui-même issu de la vie en général. Comment peut-il être utilisé à des fins guerrières ? Et pour quelle raison ? Pourquoi ? Pourquoi ?...
Il déboucha finalement sur la grande piste. Non loin était posé un ancien yacht de plaisance reconverti en transport rapide et discret. Il y avait fait remplacer les servo-commandes originales par les circuits de Daryl. Waade se trouvait dans l’engin. Il traversa l’espace désert et rentra par le sas.
_ Waade ?
Elle ne répondit pas mais il savait qu’elle se trouvait dans la pièce aménagée en salon. Il sentait une autre présence avec elle, un animal. Elle était recroquevillée dans le canapé avec dans ses bras un togre minuscule malhabile et miaulant. Elle leva les yeux vers lui, ils étaient encore rouges et humides :
_ C’est le jeune togre pour qui est mort Farad. Il est comme nous maintenant, il n’a plus rien.
Il ne répondit pas mais son regard interrogeait pour lui :
_ Mon père ne m’avait pas dit que ça se terminerait comme ça, Feyd détruite... Je ne me reconnais pas dans les Feydars actuels... Rien de tout ce qui m’était cher n’existe plus. Mon père parlait de l’avènement d’une belle chose, Kérian, mais je ne vois rien de beau dans les temps qui approchent... Moi aussi je veux savoir. Savoir pourquoi j’ai dû donner une partie de ma vie et renoncer à une existence normale. Savoir pourquoi j'ai dû traverser des millénaires pour seulement voir la destruction de mon monde. Je ne voulais pas ça, non... Je... Je ne veux pas rester ici pour être embrigadé par ton armée.
_ Ce n’est plus mon armée, Waade. L’Union ne se bat plus pour sauver des vies mais pour en prendre.
Il s’assit à côté d’elle et caressa le petit togre qui entreprit de lui mordiller les doigts.
_ Moi non plus je ne vois rien de bon dans tout cela. Mais je ne crois pas que l’histoire s’arrête là, au contraire. Ce n’est que le début et nous avons aussi le droit de participer à l’écriture de la suite. Le Qeidal ne peut être un prétexte à un énième bain de sang. Il faut que nous trouvions la raison de cette folie.
La nouvelle voix artificielle de Daryl ajouta :
_ Et le but. Si vous me le permettez je crois qu’il serait bon de retourner aux racines du problème : aux colonies de la Fondation Terrienne. Comme j'ai pu consulter les données astronomiques actuelles via les bases des données de l'Union, je peux affirmer maintenant que la Fondation Terrienne est bien issue des deux autres vaisseaux de colonisation qui ont été lancé en même temps que le mien. Si j'en juge par rapport aux données recueillies, ces vaisseaux-là n'ont pas faillis à leur rôle, la Fondation est aujourd'hui prospère et est intégrée aux échanges spatiaux galactiques. J'ai d'ailleurs découvert que ce sont des ingénieurs terriens qui ont découvert les systèmes de propulsion spatiaux-temporels. Et pour finir : Salat est venus de là-bas.
_ Et qu’est-ce que les terriens peuvent bien se rappeler d’un personnage vieux de presque 6 000 ans ? Si ça se trouve Salat n’était même pas quelqu’un de connu et ils n’en aurons gardé aucune traces...
_ ... C’est possible mais il est possible aussi que les terriens aient gardé une mémoire très fiable du passé, puisqu'ils savaient déjà le faire à mon époque. Je pense donc quand même que les terriens ont des réponses. En outre d’après les informations que j’ai pu glaner dans l’administrocerveau d’Asyl, ce sont les seuls humains pacifistes de la galaxie.
Kérian se releva et se débarrassa de son attirail guerrier. Il consulta Waade d’un regard et répondit :
_ Des humains pacifistes ? C’est suffisamment inhabituel pour qu’on s’y intéresse. Et je vois bien que tu a vraiment très envie de retourner à tes sources. Quant à moi, j'aimerai avoir du temps dans un lieu calme pour pouvoir mieux comprendre le fonctionnement du Qeidal, mieux le maîtriser, et trouver un but ou une raison à tout ceci. Alors soit, cap sur la Fondation Terrienne. Allons chercher un peu d’humanité dans cette galaxie, si tant est que ça existe quelque part.
_ J'ai déjà prit le soin de faire réapprovisionner l'appareil. Dois-je lancer la procédure de décollage dès maintenant ? Partons-nous seuls ou comptes-tu demander à des compagnons de venir avec nous ?
_ oh... heu, je crois que nous serons seuls cette fois. Les feydars sont assez préoccupés par leur déménagement ici et sont encore très affairés par leur installation. Massad est toujours un ZVEA, et même s'il a bénéficié d'un congé de convalescence suite à ses blessures, il sera réaffecté ensuite à une autre unité et reste sous les ordres de l'Union. Elida et lui se débrouillerons pour rester ensemble je pense, et saisiront leur chance de faire leur chemin dans la hiérarchie de l'Union. Ils n'ont pas vraiment la même vision de choses que nous, j'en ai peur.
Daryl accepta les explications et n'en demanda qu'une seule de plus :
_ Mais toi tu es toujours engagé auprès de l'Union, non ?
_ Certes, mais ils m'ont gratifié d'un titre spécial de Commador. Mais ce titre ne veut rien dire tant que je n'ai pas d'affectation, et d'après le dernier conseil, je ne crois pas qu'ils seront très pressés de m'en donner une. Non, mes relations avec l'Union se limitent désormais à utiliser leur logistique pour nos recherches personnelles, et à leur faire part de ce qu'on trouvera d'utile, si on le souhaite. Mais ils ne nous demanderons pas de comptes. Et de même je crois qu'il ne faudra pas compter sur une largesse extraordinaire de leur part pour la quantité de crédits que je pourrais dépenser sur le compte de l'Union. A vrai dire, je pense qu'ils ne nous laissent la liberté de faire ce qu'on veut que parce qu'ils ont vingt millions de feydars à gérer. Si on veut partir, mieux vaut partir rapidement et sans trop faire de vagues : il n'est pas du tout certain qu'ils ne regretteront pas de nous avoir laissé filer, quand l'agitation sera un peu retombée. Je ne sais pas quels sont leurs projets pour Waade, s'ils en ont, mais elle ne veut pas rester ici et moi non plus.
_ Bien, dans ce cas installez-vous confortablement, nous décollons immédiatement.
Les moteurs du petit vaisseau au fuselage élancé vrombirent de plus en plus fort et il s’éleva doucement de la piste dominée par la citadelle de l’Union. Il prit rapidement de la vitesse en traversant les nuages cotonneux de la planète maritime. Il sembla ensuite prendre son élan avant sa longue course vers l’infini et dans un dernier éclair de ses réacteurs, il plongea dans l’hyperespace en laissant un faible nuage énergétique qui se dissipa lentement.
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