Feydahd (Tome1) - L'étincelle

...
Sahr - phénomène climatique - :
F342-2 ou Feyd, est une planète tellurique de grande taille par rapport aux standards. Cependant sa gravité de surface est presque normale, d’une part parce que la structure interne de la planète doit être assez pauvre en éléments lourds, d’autre part parce que cette planète tourne extrêmement vite sur elle-même. Cette rotation rapide rend la durée du jour seulement supérieure de quelques dizaines de minutes à vingt-quatre heures, mais la rotation entraîne également une formidable force Coriolis qui se transmet périodiquement par de violentes perturbations climatiques. Ce que les autochtones appellent la “ tempête Sahr ” n’est autre qu’un cyclone, d’une taille cependant fabuleuse. Le cyclone que nous avons observé faisait plus de quatre mille kilomètres de rayon et les Feydars le considéraient comme “ petit ”. La force des vents dépasse l’échelle de valeur standard en intensité pendant la quasi totalité du phénomène et la vitesse des vents est supérieure à 400 km/h dans l’oeil du cyclone. Il faudrait par contre une étude plus approfondie pour expliquer la curieuse présence d’un grand nombre de tornades et trombes dans le sillage du cyclone pendant plusieurs semaines. Ce phénomène ne s’explique pas par les modèles climatiques en vigueur.
...

Rapport d’Aykin,
Base de l’Union sur Asyl - 9381 GS

La flotte avançait dans le silence de l’espace. De l’intérieur les vaisseaux semblaient immobiles, comme tous les engins spatiaux. L’immensité spatiale réduisait tout à l’état de petites choses et même si leur vitesse était fantastique, sans les données de leurs ordinateurs et les vibrations sourdes de la coque, les hommes de l’équipage auraient été incapables de sentir le déplacement. Les imposantes nefs se dirigeaient droit vers une petite planète : “ F342-2 ”. C’était une course contre la montre, ils n’étaient pas les seuls à avoir ces coordonnées comme cible mais au moins ils savaient qu’ils étaient arrivés les premiers.
Une frégate et quelques navires de l’Union étaient en orbite autour de l’objectif. Il y avait aussi une autre masse dont les navigateurs n’arrivaient pas à identifier la nature mais cela n’avait aucune importance. De toute manière il semblait que tout danger était écarté. Cette fois, l’Union avait été la plus rapide.
La planète contrastait sur le noir de l’espace par un frêle croissant bleuté entouré d’une mince couche diffuse. De l’espace les planètes semblent si petites et si vulnérables... Mais l’espace de ténèbres sublime leur beauté, leurs couleurs et leur vie. Ce formidable mélange de pigments changeants, fondus les uns dans les autres, pour former toutes les teintes possibles du spectre de la lumière visible. C’est cela que l’on voit de l’espace, un tout, une perle unique dans un océan d’obscurité. Et pourtant comme cette impression semblait lointaine une fois parvenu sur la surface d’un monde, une fois que s’étendent à l’infini dans toutes les directions le bleu pâle du ciel et le blanc diffus de l’horizon. Comment pourrait-on supposer la fragilité d’une planète au pied d’une chaîne de montagne de plusieurs kilomètres de hauteur ? Comment pourrait-on voir la finitude ténue de la mince couche vitale d’un monde du milieu de ses océans ? Et pourtant...

Kérian ouvrit les yeux au milieu d’une vague d’impressions étranges. Mais elles cédèrent de bonne grâce la place aux perceptions de ses yeux ouverts. Il était allongé le dos sur sa couchette et voyait le plafond, strié par les fines rayures noires des mèches de cheveux de son amie qui avaient glissé sur ses paupières pendant leur sommeil. Ils s’étaient endormis ensemble, l’un contre l’autre. Il avait dû rêver, il se souvenait d’une vision ou Waade se confondait avec Feyd en entier, simple croissant bleuté dans l’espace, comme on pouvait certainement la voir de la baie des engins spatiaux en orbite. Où peut-être était-ce simplement le souvenir de l’éclat brillant de ses yeux, la nuit passée ? Alors qu’il cherchait à se rappeler son rêve la planète reprit sa place, diffuse mais réelle, dans son esprit. L’impression était tenace. Pourtant il ne se remémorait pas la dynamique du songe. C’était une sorte de message mais que cherchait-on à lui dire ? Feyd en entier planait seule au seuil de sa conscience.
Il laissa sa tête glisser vers l’arrière en refermant les yeux, tentant d'ouvrir petit à petit ses sens au Qeidal. Quittant la perception immédiate de ses membres pour se concentrer sur cette image intérieure. Elle parut se rapprocher, puis se dilater. L’image de la planète fondit en mille parties, qu’il pouvait toutes sentir en même temps. Il se laissa complètement aller à cette féerie doucereuse, ses sens envahis par les mille cris et voix de toutes les créatures vivantes de la planète, par la multitude des odeurs de tout un monde qui gardaient chacune leur propres identifiants. Il se laissa porter par la vague de vie fantastique qui battait en lui, sans savoir d’où elle venait, sans cerner son début ni sa fin, sans mesurer sa puissance. Il était dans le malstrom de sa demi-conscience, ballotté par un océan de sensations, ne pouvant se concentrer sur aucune tant elles étaient nombreuses. Ça riait et ça jouait, partout tout autour. Et pourtant il ne pouvait se concentrer sur aucune chose tant le mouvement était rapide et sans cesse renouvelé. Il se sentait presque se noyer en cherchant à se retrouver lui-même quand il fut tiré fermement vers la sortie par une force irradiante de bienveillance.
Il rouvrit les yeux, brusquement, mais il n’était pas en sueur. Son cœur battait normalement, ses muscles n’étaient pas crispés. Il sentait sur sa poitrine la pression chaleureuse d’une tête amie et sur sa peau le souffle régulier d’une femme endormie. Elle dormait encore, donc ce n’était pas elle qui l’avait sorti de sa transe. Il pensait songeur à ce qu’il venait de vivre, en caressant doucement l’épaule dénudée de la jeune femme. Il respirait profondément l’air frais du matin, rempli des effluves de la ville, et de celle de sa petite habitation. Il pouvait sentir aussi l’odeur simple des tissus de la couchette et puis l'odeur naturelle de la jeune femme, parfum à ses sens. Il sentait mille odeurs ténues et discrètes mais présentes et actrices à leur façon du mélange de l’air ambiant.
Il sut que Waade se réveillait avant d’entendre son léger gémissement. Elle bougea lentement et finit par tourner la tête vers la sienne. Il croisa son regard à demi endormi en lui souriant bêtement, mais c’était plus fort que lui, il se sentait si bien d’être auprès d’elle. Jamais auparavant il n’avait vécu quelque chose de tel avec qui que ce soit, le Qeidal sublimait cet éclat, pour le rendre absolument unique et magnifique. Il se dit en cet instant qu’il ne pourrait plus vivre sans et que s’ils devaient être séparés cette lumière s’éteindrait en même temps que sa vie. Bien entendu elle avait senti sa tension interne même dans sa somnolence et la calma presque machinalement en l’enlaçant :
_ Je serai toujours avec toi.
_ Mmm... Je plains les gens de ma vie d’avant, ceux qui continuent à vivre sans ne jamais être sûr de ce qui traverse la tête de leurs proches.
Elle restait allongée sur lui, la tête posée sur son torse :
_ Ils doivent être très solides moralement pour se faire confiance...
_ J’ai trouvé, Waade.
Elle resta un moment sans rien dire puis lui déclara :
_ Tu as trouvé ce que mon père voulait de toi.
_ Oui, je sais ce que je peux apporter aux Feydars.
_ Vraiment ?
_ Je viens de faire une sorte de songe. Et ça m'est très clairement apparu : tout ce qui vit est connecté via une immense trame de Qeidal. Nous pouvons la tendre vers nous pour faire glisser la connaissance. Nous pouvons circuler au travers.
Waade se redressa et s'assit en tailleur devant lui :
_ Explique-toi.
_ J'ai l'impression que les limites de notre corps sont artificielles. Je ne sais pas trop comment l'expliquer, mais, disons que c'est comme si nous vivions dans une réalité mais que nous ne la percevions pas réellement. Ce que je perçois de ce qui m'entoure n'est pas la stricte réalité. Je déforme et j'interprète tout au travers de mes sens et de ma culture, ma manière de voir les choses. Nous sommes prisonniers de notre propre corps. Or, avec le Qeidal, nous possédons un moyen de faire reculer l'interprétation, en nous approchant de ce qui est vrai et réel. Nous pouvons le faire au sein de notre propre corps et ainsi franchir des barrières, mais nous pouvons aussi le faire avec les êtres vivants qui nous entourent.
_ Je te suis, mais je ne vois pas où tu veux en venir ?
_ Le Qeidal est un moyen d'obtenir des informations ! Nous pouvons échanger beaucoup plus via ce moyen que via la parole, comme ce lien que nous avons créé hier soir. Nous pouvons élargir le lien à d'autres gens, à tous les gens ! Nous pouvons l'élargir aussi à tout ce qui vit autour de nous.
_ Je commence à comprendre... Mais personne n'a jamais vu les choses sous cet angle. Qu'est-ce qui te fait croire qu'on peut aller jusque-là ?
Kerian ferma les yeux un instant. Il cherchait à retrouver le fil du songe. Il fallait s'éloigner de soi pour tenter d'embrasser tout son environnement. Se détacher. Se laisser porter...
_ Kérian !
Il revint à lui alors que Waade était penchée sur lui et le secouait par les épaules brutalement.
_ Du calme ! Je suis là. C'est fini...
_ Qu'est-ce qui s'est passé ? Tu parlais et d'un coup tu t'es évanoui.
_ Je ne me suis pas évanoui. Je me suis laissé porté par la vague du Qeidal. J'étais ici et j'étais là-bas, dit-il en embrassant la pièce avec un mouvement large du bras. J'étais moi et j'étais autre. J'ai eu un aperçu de la vérité autour de nous, là, maintenant. Je me suis vu, je t'ai vu, et je me suis vu à travers toi.
Il se redressa et prit sa tête dans ses mains pour la fixer à son regard :
_ Et je vais te montrer.
Et elle se senti happée et entraîné, poussée au milieu d'une cascade de sensations.
_ ...! Mais comment fais-tu ? Personne n'a jamais été aussi loin, et aussi vite ! Tu as découvert le Qeidal il y a seulement quelques jours, c'est...
_ C'est comme ça que je le ressent. Toute ma vie j'ai toujours eu l'impression de ne pas être complet. L'impression qu'il me manquait quelque chose de fondamental. Et ici, la première fois que je t'ai vue, là-haut, au sommet de la tour, j'avais encore l'impression d'être au milieu d'un rêve. Mais maintenant, je sens que je commence à m'éveiller.

Dans la matinée, Kérian était allé seul au sommet du donjon, une fois de plus. Il régnait à cet endroit comme un vortex sensoriel, à travers la vision de tous les environs, la répercussion de tous les bruits de la cité et par la réunion des éléments : ce massif bloc de pierre au milieu du soleil, de l’eau et du vent. Kérian était là, accoudé aux créneaux. Il se recueillait pour bien sentir et maîtriser cette nouvelle forme de Qeidal. Ses implications étaient fabuleuses, il pouvait ressentir en lui des sensations venant de n’importe quel forme de vie de Feyd, de la plus petite bactérie à la plus grosse créature aquatique. Il pouvait ressentir tout ce qui était dans son environnement proche, mais aussi ce qui se trouvait au-delà, et plus loin encore. Il semblait n'y avoir aucune limite sinon celle de sa propre capacité à absorber l'information. Plus il se laissait aller loin, et plus il se sentait lui-même « diffus » et plus il était difficile de rester lui-même, et de continuer à rester conscient des informations qu'il captait. Il supposait une sorte de danger de non-retour à se laisser aller trop loin.
Le contact direct avec un sens facilitait grandement sa concentration. Toucher le donjon avec ses mains lui permettait de ressentir beaucoup plus fort tout ce qui était également en contact avec ce dernier : les feydars qui s'y déplaçaient, les petits animaux, habitants des coins et des recoins, et tout ce monde microscopique qui vivait à l'interface entre ce monde physique et minéral, et l'éther fluide permanent qui est leur réalité à eux.
S'il détachant ses mains du parapet, sa perception fuyait vers l'espace, coulant comme le vent, sifflant entre les créneaux, tombant en contrebas, s'infiltrant par les portes et les fenêtres, glissant autour des gens et des choses. Il pouvait sentir le déplacement des masses d'air, le lent tournoiement du vortex du cyclone au loin. Les différences de pressions et les courants chaud ascendants. Il pouvait tout savoir.
Il pouvait sentir l’humeur générale des cités se trouvant à des milliers de kilomètres, il pouvait connaître de manière quasiment instinctive les mouvement d’air de toute l’atmosphère de la planète. Il avait même perçu la présence des vaisseaux de l’Union très loin, en orbite, dans une atmosphère si tenue qu'au sein de son songe, la perception semblait elle-même floue et fantomatique. La haute atmosphère lui affaiblissait ses perceptions, faute de vie et de particules. Le vide spatial était un écran noir.
Il était assez difficile de ne pas se perdre dans toute cette “ masse ” de vie et d’énergie. Peut-être en se concentrant à plusieurs les Feydars pourraient-ils utiliser ce Qeidal de manière plus précise. Il se prit à rêver aux possibilités que pouvait offrir une telle maîtrise. Pendant un exercice physique, un Feydar peut réaliser des prouesses étonnantes, car à ce moment précis il sait ses muscles et il sent l’action juste avant de la réaliser. Kérian ne connaissait pas encore très bien cette sensation, mais il ne doutait plus maintenant de pouvoir la trouver en cas de besoin. Il suffisait de se sentir effectuer la prouesse physique et c'était fait.
Une fois de plus il eu une pensée s'ouvrant sur un abîme vertigineux : est-ce qu’il serait possible de voir de cette manière une action mettant en œuvre une partie de la biosphère planétaire elle-même ? La connaissance de ce qui se passe réellement dans son propre corps était le préalable nécessaire au déclenchement des prouesses physiques. La connaissance qu'il était en train de découvrir sur la biosphère lui ouvrirait-elle un chemin vers une autre sorte de prouesse ...?

Waade était en discussion avec Farad et quelques Atashirs orientaux. Elle essayait de leur expliquer la découverte de Kérian. Mais les Feydars étaient bien trop enracinés dans leurs traditions depuis des millénaires pour se remettre en question si facilement. Certains essayaient sans succès de se concentrer pour sentir cette nouvelle source de Qeidal, les autres se posaient des questions et animaient des débats à n’en plus finir alors que les derniers ne s’intéressaient pas du tout à cela et embarrassaient Waade en lui demandant de trancher sur des mythes et questions traditionnelles dont elle n’avait aucune connaissance. Pourtant il y avait tout au fond de sa conscience la présence de Kérian, et avec lui autre chose. C’était vaste et changeant et ça lui était inconnu. Il lui avait dit que la veille pendant la réunion il s’était passé quelque chose qui avait empêché tout le monde de s’écouter, et que des heures s’étaient passées sans que le débat n’avance d’un pouce. Ce n’était pas du tout courant chez les Feydars mais elle était bien obligée de reconnaître que ça ne tournait pas rond. À son époque les Feydars ne perdaient pas de temps en palabres. Mais beaucoup de temps s’était passé depuis et les menaces d’alors n’existent plus. En ce temps il n’y avait qu’une cité et les gorgues peuplaient toute la planète. Maintenant les Feydars s’étendent tellement loin qu’ils ne savent même pas combien il y a de villes sur le continent, et les gorgues n’ennuieront plus personne pendant au moins quelques années depuis la terrible défaite qu’ils ont essuyé. C’était étrange, malgré tout le temps qu’elle avait passé sur Feyd, elle n’avait jamais affronté ces ennemis-là.
D’un coup un fort vent agita la tenture de l’entrée. Pourtant le Sahr était loin de la cité maintenant et les quelques coups de vent toujours violents se brisaient sur les remparts. Deux soldats entrèrent et échangèrent de vifs propos avec l’Atashir d’Horak Tunefel, et puis ils sortirent suivis par quelques autres. Elle se leva intriguée et sortit à son tour. Elle ne s’attendait pas ce qu’elle vit dehors.
Une tornade, au milieu de la place, qui soulevait un vaste panache de poussière au-dessus de l’engin volant de l’Union. Mais le phénomène n’était pas aussi bruyant qu’il aurait dû, et d’ailleurs la poussière ne se dispersait pas dans les airs mais retombait mollement comme si le vent ne l’affectait seulement que au milieu de la place. Et la tornade ne bougeait pas, elle variait en intensité, mais sa base restait là, sur le parvis, et le ciel autour était calme. Il ne le resta pas longtemps. Soudainement la tornade se dissipa vers le haut et fondit dans le ciel en donnant naissance à des amas nuageux sombres et bruyants. La tension se répandit dans l’air comme celle d’un orage mais c’était beaucoup plus soudain, beaucoup trop rapide. Un roulement de tonnerre commença à gronder dans le ciel en prenant de l’ampleur pendant que les nuages se déchiraient de déflagrations lumineuses... et puis tout craqua en un formidable fracas qui lui fit fermer le yeux. Quand elle les rouvrit le ciel était calme, les nuages dispersés et légers. Elle se demandait presque s’ils n’avaient pas tous été victimes d’une hallucination quand elle remarqua un impact noirci sur les dalles de la place, non loin de l’appareil. Elle se rapprocha comme quelques Feydars et constata que les dalles en pierre étaient brisées en plusieurs morceaux, brûlées et chaudes. Elle tourna son regard vers le donjon. Kérian était là-bas et quelque chose lui disait qu’il ne devait pas être totalement étranger à l’inexplicable phénomène.
Alors qu’elle scrutait le haut du donjon, elle fut submergée pendant un très bref instant par une concentration impitoyable de sensations et d’émotions. Elle se sentit tomber dans un gouffre toujours plus vaste, traversée de toute part par des informations inconnues. Mais heureusement cela cessa aussi brusquement que c’était apparu. Elle reprit ses esprits pour se rendre compte qu’elle était étendue à terre. Son corps était douloureux, c’était comme si on l’avait violemment bousculée. Elle se redressa prudemment pour remarquer que d’autres étaient tombés aussi, et tous se regardaient incrédules. Tous avaient senti ce... cette chose ? En essayant de comprendre ce qui s’était passé son regard tomba sur un trait noir qui se dressait au travers du ciel. Cela partait du sol non loin derrière les remparts et montait droit dans les nuages, et après eux encore plus haut jusqu’à se perdre en hauteur... Gigantesque coup de ciseau dans le paysage, comme si la nature environnante n’était qu’un décor mal ajusté.
Sa dernière surprise fut s'apercevoir qu'on fond d'elle, elle savait ce que c’était, et qu’elle trouvait dans sa tête l’explication de tout ce qui venait de se passer alors même que certains mots lui étaient inconnus : un ascenseur spatial ?

Waade était dans le bassin chaud des bains principaux de la ville. Elle se détendait de toutes les tensions de la journée. Kérian avait finalement révélé ses découvertes sur le Qeidal d’une manière tout à fait inattendue. Elle ne savait pas encore trop comment il était parvenu, à travers les formes de vie de la planète, à transmettre un message instantanément à tous les Feydars. Peut-être que ceux qui dormaient sur la face nuit de Feyd se poseraient-ils moins de questions qu’ici à Horak Tunefel. Assaillis en plein jour par une vague concentrée d'idées et de concepts qui était repartie en abandonnant sur le rivage quantité d’informations étonnantes.
Maintenant tous savaient. Feyd était menacée, la Cosmoguarde, l’espace, les prophéties de son père... Et l’étrange moyen mis en œuvre par l’Union pour les évacuer. Elle souriait en pensant à ce qu’allaient vivre les Feydars des autres cités. Même en sachant ce que c’était, l’ascenseur spatial provoquait une sacré secousse à l’ancrage du harpon. Son sourire s’effaça alors que ses pensées cheminaient vers l’évacuation. Elle songeait à son enfance entre ces murs, au donjon de la ville si solide, si durable qui avait vu s’écouler tant et tant de siècles. Elle songeait à tous les animaux et toutes les plantes de Feyd, au bassin forestier qui entourait la cité, aux longs voyages à dos de togres jusqu’au bûne-kher... À la caverne que La Brulite avait transformée mais qui surplombait une plaine qui avait vu des milliers d’années de conflits contre les gorgues. Elle songea à la tour de Salat, ce monument de technologie concentrée. Fruit de l’intelligence supérieure de son père, conçue pour traverser l'éternité... Elle songea à toutes ces merveilles qui chacune étaient un peu Feyd. Tout cela se voyait menacé par des brutes qui parlaient avec le poing. Elle ne pouvait se résoudre à voir tout anéanti. Pourtant les images que Kérian avait diffusé à tous étaient terrifiantes de clarté : un panache de fumée d’une taille colossale, rouge, sombre, une boule de soleil tombé à terre qui évaporait mêmes les plus solides construction, et la désolation stérile et mortelle qu’il répandait sur son passage.
Ils partaient. Pour la première fois depuis que des humains avaient colonisé Feyd, leurs descendants reprenaient la route des étoiles, vers une destination improbable, une planète d’accueil sculptée pour leur besoins. Pourtant leur principal besoin n’était pas d’avoir une planète mais d’avoir leur planète. Celle sur laquelle ils étaient nés et avec laquelle ils avaient tout vécu. Quelle que soit sa dangerosité ou sa violence, son ingratitude parfois, Feyd était leur terre, celle de leur ancêtres avant eux... Aussi bien préparée soit elle, Asyl ne serait qu’un ersatz. Et la Cosmoguarde traînerait cela dans son sillage. Les Feydars n’auraient de cesse de lui rendre au centuple chaque coup qu’elle ferait subir à leur planète.
Waade gardait quand même un espoir secret que les visions de Kérian soient trop pessimistes et que le mal ne soit pas aussi grand qu’il en ait l’air. Mais l’image monstrueuse du panache rouge sang remonta à la surface de ses pensées...
C’est pour cela que dans le bénéfice du doute ils partaient. En une seule journée plusieurs cités entières avaient été évacuées dans les nacelles vers les navires lourds de l’Union. Ils devaient être en route maintenant. Peut-être même étaient-il déjà arrivés, à des millions de millions de kilomètres d’ici. Quelque part à un pas d'étoile. Horak Tunefel serait évacuée à son tour dans deux jours. Elle se laissa aller à la somnolence dans la tiédeur du bain. Elle sentait Kérian se rapprocher. Il avait fini d’organiser les opérations avec les Atashirs et Daryl. Elle n’avait jamais pu suivre quelqu’un sans maintenir un contact visuel. Comment Salat avait-il pu savoir qu’un jour cet homme tomberait sur Feyd par hasard, comme lui, et qu’il serait une des clefs qui ouvrent l’accès à la maîtrise du Qeidal ? En une seule journée il avait acquis plus de maîtrise que n’importe quel Atashir. Que n'importe quel feydar, même.
La porte s’ouvrit et en même temps une voix bien connue lui déclara, poursuivant le fil de ses pensées :
_ Mais c’est parce que j’ai un bon professeur.
Elle répondit sans se retourner :
_ Personne, Kérian, je dis bien personne n’a jamais été capable avec le Qeidal de lire dans la pensée.
Il se rapprocha et s’accroupit sur le bord du bassin pour lui masser la nuque :
_ Avec les autres ce n’est possible qu’au prix d’une grande concentration, puis il se pencha pour lui dire à l’oreille, mais avec toi ça se fait tout seul.
Waade leva les yeux au plafond puis agrippa fermement les mains de Kérian et le fit basculer dans la piscine :
_ Celle-là tu t'y attendais pas, hein, petit flatteur !
_ Je n'ai que deux mains...

Daryl coordonnait. Tous ses circuits en fonctionnement maximal, il éprouvait une sorte de plaisir artificiel à travailler de nouveau au sommet de ses capacités. Voilà trois jours que l’évacuation de Feyd avait commencé. Il y avait bien eu quelques ratages au début mais maintenant la technique était bien rodée : il localisait les cités avec les scanners de la flotte en orbite et dirigeait le tir du harpon. La première nacelle débarquait un Feydar d’Horak Tunefel qui expliquait la manoeuvre et tout le monde rembarquait. Simple et efficace. Pourtant les probabilités de ses circuits indiquaient un fait anormal : les habitants des autres cités n’auraient pas dû comprendre et accepter si rapidement la situation. Daryl en conclut qu’il lui manquait un élément pour élucider le problème... En attendant, il avait relégué cette question en tâche de fond.
Il y avait deux autres choses qui fonctionnaient en mode résident, la gestion du danger et sa propre évacuation. Comme lui avait très justement fait remarquer l’Amiral de la flotte de L’Union : “ J’espère que le jeu en vaut la chandelle, vous savez ce que nous risquons à venir ici avec toute notre flotte. Si la Cosmoguarde nous surprend, avec nos navires chargés de civils, ce sera un tir aux pigeons et nous jouerons le rôle des pigeons. ”. Daryl avait été conçu pour comprendre toutes les figures de styles de la rhétorique compliquée des langages humains et il concevait combien cela pouvait être dramatique d’être un pigeon. Il y avait ensuite un problème qui le touchait personnellement : lui aussi devait être évacué. Il n’y avait pas pensé lui-même, preuve flagrante que cette éventualité n’avait pas été prévue par ses concepteurs. Évacuer ? Le simple fait de se poser la question gelait en boucle la majeure partie de ses ressources système. Il se demandait même si le fait de quitter cette planète ne pourrait lui occasionner des dommages cérébraux. Après tout, il était là pour aider à coloniser, et non pas pour faire l’inverse. En plus, dans l’histoire, il finirait de perdre toutes ses données d’archives. Pour ne pas perdre de place et avoir une durabilité à toute épreuve ses créateurs avaient trouvé le moyen de faire des murs de platzbéton du bunker un substrat idéal pour ses mémoires. C'était un système parfait pour la colonisation, puisque les murs étaient fabriqués sur place. Mais dans l'autre sens, cette technologie n'était plus si séduisante. Déjà que l’attaque forcenée de la Cosmoguarde avait encore réduit ses capacités, il les perdrait totalement en quittant la planète. Il était hors de question de déplacer tout le bunker. Son historique des quarante années précédant celles-ci sur Feyd disparaîtrait. Mais si Feyd n’avait plus de population ces données ne serviraient de toute façon à personne. Pour ses circuits cérébraux, aucun problème, ils tenaient dans un conteneur de deux mètres cubes, enterré sous le bunker.
Daryl ressentait presque une certaine fierté à abandonner le navire le dernier, comme un digne capitaine. Il était même prêt à prendre le risque de sombrer avec lui, comme dans une de ces histoires curieuses que ces concepteurs avaient tenu à lui inscrire en mémoire résidente. Il était question d’un bateau “ insubmersible ” et d’un gros bloc de glace... Mais toutes ces réflexions se déroulaient au ralenti, en arrière-plan, pour ne pas perturber la gestion attentive des flux de population acheminés par les ascenseurs spatiaux.

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